Panama: Une crise politique et sociale contagieuse ?
La crise sociale qui secoue le Panama est la somme de cinq crises distinctes. Les contraintes budgétaires laissent une faible marge de manœuvre au gouvernement pour améliorer la situation. Par Claire Nevache, Université Libre de Bruxelles (ULB). Une crise qui affecte aussi d’autres pays du continent et qui pourrait les contaminer
Le Panama se trouve au cœur d’une crise sociale probablement sans précédent durant l’ère démocratique (commencé en 1990 après l’intervention militaire étasunienne de décembre 1989). Depuis deux semaines, les syndicats de la construction, les communautés autochtones, les producteurs agricoles, les syndicats d’enseignants et des professionnels de santé, les travailleurs du transport, les pêcheurs et d’autres acteurs sociaux ont bloqué des rues dans tout le pays et ont manifesté devant les institutions publiques.
Les raisons immédiates du mécontentement sont les mêmes que dans le reste du continent et du monde : l’augmentation du prix du pétrole et la hausse du prix des produits de première nécessité qu’elle a provoquée. La liste des revendications va des plus conjoncturelles (prix de l’essence, panier alimentaire de base et médicaments) aux plus structurelles (assurance chômage, réforme fiscale…).
La crise actuelle ne peut guère être une surprise. Le mécontentement des citoyens s’est exprimé à de nombreuses reprises ces derniers mois. En octobre 2019, des étudiants d’universités privées et publiques, ainsi que des membres des mouvements féministes et LGBT panaméens, se sont mobilisés pendant des semaines contre des réformes constitutionnelles qui, bien que vues comme nécessaires par la population et promises pendant sa campagne par le président, ne répondaient pas à l’objectif pointé par les sondages d’opinion : défendre les pauvres. Les réformes n’ont finalement pas été adoptées.
Après une pandémie qui a entraîné dans ce pays l’une des pires récessions du monde (-17,9 %), de nouvelles poches de mécontentement se sont formées, pour des raisons aussi variées que la situation précaire de la caisse de sécurité sociale, la montée du chômage ou une réforme électorale impopulaire.
Le gouvernement de centre droit, élu quelques mois avant la pandémie est en situation de faiblesse : les derniers sondages indiquent qu’à peine 22 % des sondés approuvent la gestion du président, qui a lui-même annoncé qu’il souffrait d’un cancer il y a quelques semaines. Les tentatives de dialogues et les mesures visant à atténuer l’inflation ne semblent pas avoir été suffisantes pour calmer la colère de la population. Les groupes organisés sont déterminés à poursuivre les blocages, tandis que le niveau de tension entre la population et les forces publiques augmente. Car au-delà du prix de l’essence, le pays est embourbé dans cinq crises distinctes.
1. La crise des inégalités
Ces dernières décennies, le Panama a connu l’une des croissances les plus rapides au monde. Au milieu des immenses protestations actuelles, le gouvernement a fièrement annoncé que le Panama était désormais considéré comme un pays à haut revenu. Cependant, cela ne cache pas des inégalités criantes : de ce point de vue, le Panama se classe parmi les cinq pays les plus inégaux du monde.
Les 10 % d’habitants les plus riches représentent 37,3 % du revenu national, soit près de treize fois plus que les 40 % les plus pauvres.
La part des salaires dans la production de richesses est passée de 50 % du PIB à moins de 30 % en vingt ans. L’écart de richesse entre les citoyens est encore plus marqué. En 2013, 115 millionnaires pesaient 16 000 millions de dollars, tandis que les revenus moyens familiaux de la province indigène Gnäbe Buglé s’élevaient à 367 dollars par mois.
La pandémie a encore aggravé cette situation d’inégalité. 49,5 % des personnes déclarent que leurs revenus ont diminué pendant la pandémie (données de l’enquête du CIEPS des Droits et de la Citoyenneté, 2021) et la plupart des personnes qui ont trouvé un emploi ces derniers mois l’ont fait dans le secteur informel.
De plus, l’inflation actuelle rend la situation particulièrement difficile pour ceux qui ont juste assez pour survivre. Des études antérieures ont montré qu’au Panama, les déciles les plus pauvres sont touchés par une inflation plus élevée, en raison de la place centrale qu’occupe l’alimentation dans leur budget, qui est également la catégorie la plus soumise à l’inflation.
Les citoyens ont conscience de ces inégalités. Selon les données de Latinobarómetro, 75,3 % des Panaméens affirment que la répartition des revenus est « injuste » ou « très injuste » et 82,7 % pensent que le pays est gouverné par « quelques groupes puissants pour leur propre bénéfice ».
2. La crise de la représentativité et de la confiance
Il existe de sérieux problèmes de confiance envers les institutions panaméennes.
L’Assemblée nationale suscite 84,2 % de méfiance, le gouvernement 77,2 %, le système judiciaire 75,9 % et les partis politiques 87,5 %. Toutefois, les institutions publiques ne sont pas les seules à être confrontées à ce problème. La confiance interpersonnelle est pratiquement inexistante (74,2 % disent ne faire « jamais ou rarement confiance » aux gens). Avec la pandémie, toutes les institutions, tant publiques que privées, ont perdu la confiance des citoyens. Cela explique dans une certaine mesure la difficulté qu’ont eue différents groupes mobilisés à coordonner leurs actions.
Il convient de dire un mot de l’Église catholique, qui a été invitée par le président du pays, Laurentino Cortizo, à servir de médiatrice dans le conflit actuel. L’institution religieuse est en effet, comme l’a souligné le président, celle qui bénéficie de la plus grande confiance de la population (70,6 % disent lui faire confiance). Toutefois, ce chiffre cache un tableau plus nuancé : entre le début des années 1990, lorsque l’Église catholique a servi de médiatrice dans tous les pactes et dialogues dans lesquels le projet économique et politique du pays a été conçu, et aujourd’hui, l’Église a perdu 20 points de pourcentage de confiance.
D’une part, il existe aujourd’hui des secteurs de la société qui prônent une plus grande séparation entre l’Église et l’État, et d’autre part, les personnes qui ont le moins accès aux biens et aux services, avec lesquelles l’État cherche à dialoguer avec la médiation de l’Église, sont précisément celles qui disent avoir le moins confiance en l’Église. D’où l’échec initial du dialogue convoqué par le président Laurentino Cortizo avec la médiation de l’Église, ce qui nous amène à la troisième crise.
3. La crise des systèmes de négociation collective
Depuis la transition vers la démocratie, le Panama a connu une prolifération de dialogues, de tables rondes et de pactes destinés à jeter les bases politiques et économiques du pays. Ces mécanismes reflètent une culture politique qui valorise le consensus, mais aussi des institutions démocratiques très faibles qui n’ont pas réussi à canaliser ces échanges. Du fait de cette faiblesse et de choix politiques, le secteur privé s’est retrouvé au centre de la politique, et la politique économique a été conduite depuis des décennies conformément aux prescriptions libérales classiques des années 1990.
Ces mécanismes ont progressivement perdu de leur sens aux yeux des citoyens. En 2021, les travailleurs syndiqués ont abandonné le dialogue sur la sécurité sociale. Le pacte du bicentenaire, une plate-forme en ligne qui rassemblait les propositions des citoyens, n’a pas réussi à convaincre les gens de son utilité, et les négociations actuelles n’ont pas eu plus de succès. La crise de confiance évoquée plus haut n’est pas étrangère à cette situation, de même que le sentiment des groupes mobilisés d’un dialogue du « moi avec moi », où les pouvoirs politiques et économiques sont de connivence, et où les secteurs populaires sont invités à entériner des décisions qui ont déjà été prises sans eux.
4. La crise de l’honnêteté
Le pays est également confronté à une profonde crise de probité.
Deux anciens présidents sont poursuivis dans l’affaire Odebrecht. Pendant la pandémie, le ministère public a ouvert des procédures pour pas moins de 18 cas de corruption liés à la gestion de la crise sanitaire ; un scandale impliquant de graves abus dans le système de protection de l’enfance a éclaté ; plusieurs hauts fonctionnaires ont démissionné sans aucune explication ; les salaires des employés du secteur public ont été systématiquement remis en question, en raison de leur caractère souvent clientéliste (en effet, les fonctionnaires sont presque intégralement remplacés à chaque élection par le parti au pouvoir, souvent au profit de militants du parti, voire des membres de la famille du personnel élu) ; etc.-
Cette crise de l’honnêteté n’est pas seulement liée au secteur public. En septembre 2021, l’Union européenne a décidé de maintenir le Panama sur la liste noire des pays qui « ne coopèrent pas en matière fiscale ». Selon le directeur général des recettes, l’évasion fiscale représente encore 4 % du PIB du pays.
On estime qu’en dix ans environ 35 milliards de dollars ont été soustraits au fisc, en ne tenant compte que de l’impôt sur les personnes morales. Cette crise de probité dans les secteurs publics et privés, couplée à une politique libérale de baisse progressive du taux d’imposition, a conduit à la cinquième crise, celle des ressources publiques.
5. La crise des ressources publiques
Outre la corruption et l’évasion fiscale, l’évitement fiscal (à savoir les manœuvres légales pour payer moins ou pas d’impôts) et les politiques d’exonération fiscale ont également contribué à réduire les capacités de l’État à mettre en œuvre des politiques publiques. Les exonérations fiscales sur toutes sortes de biens et d’activités tels que les nouvelles constructions, les transferts d’actions, les yachts, etc. en sont des exemples.
En 2020, le taux de recouvrement de l’impôt n’était que de 13,7 % du PIB (contre 22,9 % en moyenne en Amérique latine), en baisse de plus de 3,5 points par rapport au début des années 1990. La croissance économique permettait de compenser ce déclin progressif, mais la crise économique actuelle a fait reculer la perception des impôts de près de cinq ans.
Dans ce contexte, une loi accordant des crédits d’impôt à hauteur de presque 3 milliards de dollars aux projets de tourisme de luxe a été adoptée en juin, ce qui a suscité un fort mécontentement dans l’opinion publique et dans le secteur du tourisme. L’abrogation de cette loi fait partie des revendications de l’un des principaux syndicats actuellement mobilisés dans le pays et a finalement été obtenue au cours des négociations.
La situation est complexe et, compte tenu de ses contraintes budgétaires, le gouvernement ne dispose que d’une faible marge de manœuvre pour négocier avec les manifestants. Jusqu’à présent, les négociations ont porté sur une subvention à l’essence, qui serait payée par des coupes dans le fonctionnement de l’État, en particulier une réduction de 10 % des effectifs de la fonction publique. Cependant, il semble que certaines organisations recherchent des réformes plus structurelles qui pourraient apporter des réponses plus profondes aux cinq crises que nous avons décrites.
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Par Claire Nevache, Doctorante en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)
La version originale de cet article a été publiée dans The Conversation.
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