Finances-Actif sans risque : une utopie
Le monétaire n’est pas un actif sans risque. Pas plus que l’obligataire. Ni même l’obligation indexée perpétuelle fantasmée par la recherche académique. En fait, il semblerait bien que l’actif sans risque soit une utopie. Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
Les crises ont une vertu : elles donnent un grand coup de pieds dans la fourmilière des idées reçues. Par exemple, où placer son argent lorsque tout baisse comme aujourd’hui? En actif sans risque évidemment. Le seul actif capable de vous donner ce qu’il vous a promis, alors que le monde s’écroule. Sauf que l’actif sans risque ne signifie pas exactement la même chose pour tout le monde. En fait, il semblerait même que l’actif sans risque soit un concept assez nébuleux, qui ne signifie pas grand-chose.
Il s’agit là d’un problème très sérieux puisque toute la finance repose sur cette nuance : soit vous avez affaire à un actif risqué, soit il s’agit d’un actif sans risque (principe du tiers exclu du petit financier). Une nuance décisive et bien pratique puisqu’elle évite le problème de la définition : on ne définit pas un actif sans risque ou un actif risqué, on déduit l’un de l’autre. Ainsi, un actif sera dit sans risque, s’il est avéré qu’il n’est pas risqué… très sérieux. Il s’agit d’un genre de preuve par l’absurde de la finance :
- vous vous retrouvez avec un actif dans le portefeuille ;
- vous ne savez pas s’il s’agit d’un actif sans risque ou d’un actif risqué ;
- vous faites l’hypothèse qu’il s’agit d’un actif risqué ;
- si vous obtenez une absurdité, par exemple l’actif prend de la valeur quand tout part en sucette ;
- alors c’est que vous avez affaire à un actif sans risque.
L’actif sans risque serait donc une forme de négation de l’actif risqué. Mais en suivant ce raisonnement, on arrive vite à dire des âneries. Considérez les performances des marchés financiers depuis le début de l’année. Tout baisse, sauf le dollar, les prix de l’énergie, et le rouble russe (et quelques autres actifs exotiques). Certes, on pourra convenir que le dollar passe pour une forme d’actif refuge lorsque tout part en sucette. Mais concernant les prix de l’énergie et le rouble, le statut d’actif sans risque est plus dur à avaler.
Alors on a essayé d’être un peu plus précis. « Un actif sans risque est un actif qui propose un rendement certain pour une durée définie… » nous dit la formule. Mais plus on est précis, et plus on est équivoque. Avec une telle définition, l’actif sans risque vous assure bien un rendement au bout d’une période donnée, mais pas que ce rendement soit suffisant pour couvrir vos besoins. Un exemple bien contemporain : si je veux être certain d’obtenir un rendement de 0,5 % au bout d’un an, alors un bon du Trésor à 1 an fait l’affaire. Mais si par ailleurs l’inflation accélère à 10 %, quel est l’intérêt d’avoir un tel actif sans risque ? Certes, il est bien sans risque, mais au sens où vous êtes assuré d’être déçu du rendement.
Sensible à l’argument, on s’intéressa alors à l’obligation indexée sur l’inflation, capable de vous protéger longtemps contre l’inflation galopante. Cet actif vous propose de recevoir un rendement fixe pour 10 ans par exemple, et surtout un rendement qui s’ajuste au rythme de l’inflation. Pour faire simple, si l’inflation est à 10 %, vous toucherez ces 10 % auquel vous ajouterez une forme rendement réel qui lui reste fixe. Déjà mieux, mais toujours pas suffisant. En effet, que se passe t’il si l’investisseur perd son travail au beau milieu du gué ? Il pourrait être alors obligé de vendre son titre pour palier aux dépenses courantes. Et il vendra son titre aux conditions de marché, qui sont évidemment inconnues à l’avance. Un tel actif sans risque couvre bien contre le risque inflationniste, mais pas contre le risque de perdre son emploi.
La finance qui pense a considéré le problème avec sérieux, et a cherché la moins mauvaise des solutions. Comme souvent dans les sciences dures, c’est à la limite qu’on entrevoit la lumière. Ainsi, la recherche académique a imaginé un investisseur vivant infiniment et d’une aversion au risque maximale. La solution optimale du problème est alors la suivante : « l’investisseur choisira une obligation indexée d’une maturité infinie (perpétuelle), qui le couvre contre l’inflation pour l’éternité, et l’assure ainsi de pouvoir financer sa consommation » (« Who should buy long term bonds ? », John Y Campbell & Luis M. Viceira). Deux problèmes : cet actif n’existe pas, et le risque de perdre son emploi est toujours là. Mais on avance.
Finalement, le vrai le seul actif sans risque serait une forme d’actif qui traverse tous les cycles et toutes les crises, et compense toujours justement l’investisseur contre le risque qu’il ne souhaite pas supporter. Une forme d’assurance All inclusive, qui ne garantit pas un rendement fixe pour une durée définie, mais un rendement qui s’ajuste en fonction des besoins de l’investisseur pour l’éternité. On peut rêver. Pas si débile en vérité. Robert C. Merton avait déjà eu cette idée féconde dans les années 70, dans un article climatérique (« An Intertemporal Asset Pricing Model »). Sauf que Merton ne parlait pas de l’actif sans risque, mais de l’actif risqué… En vérité, Merton proposait que certaines combinaisons d’actifs risqués puissent servir de formes d’assurances pour l’investisseur particulièrement averse à tel ou tel risque : le risque de récession, le risque de liquidité… Une grande partie de l’industrie des ETF est aujourd’hui basée là – dessus : Factor Investing. C’est beau. Mais finalement, on obtient une forme d’ânerie consistant à dire que le seul véritable actif sans risque, ce serait un actif risqué ? Pas sûr.
Et si l’idée d’une coupure décisive entre le monde de l’actif sans risque et celui de l’actif risqué était douteuse ? Fumeuse ? Plutôt que d’envisager l’existence de l’un en opposition à l’existence de l’autre, l’idée serait de considérer leur coexistence. Il n’existerait pas deux actifs, mais un seul actif hybride. Un genre de couple « je t’aime, moi non plus » entre les deux actifs, qui n’ont plus rien à se dire, mais qui assurent chacun une partie des taches ménagères pour tenir au propre le portefeuille de l’épargnant : « aujourd’hui, tu t’occupes de la préférence pour la présent, et moi de l’aversion pour le risque, et tous les deux nous assurons au mieux la couverture de l’épargnant contre des variations indésirables du cycle économique ». En vérité, la finance théorique fait déjà un peu cela, mais se laisse emporter dans son élan : elle veut absolument opposer l’actif sans risque à l’actif risqué, elle préfère le divorce au mariage de raison.
L’investisseur qui préfère les actifs risqués a le goût du risque. L’investisseur qui préfère l’actif sans risque a le goût du fade, un genre de dégoût du risque. Le fade n’est ni bon, ni mauvais, le fade a le goût du neutre. A priori pas très sexy comme argument de vente, le fade n’est pas ce que l’on recherche dans un plat, ni dans la vie. Mais il existe une éloge de la fadeur, qui nous vient de Chine, et du philosophe sinologue François Jullien (« Eloge de la fadeur »). Là – bas, le fade y est défini comme une vertu de l’Homme sage qui souhaite se détacher du monde pour mieux le penser. Il ne semble pas que l’investisseur en soit arrivé à ce genre de Nirvana.
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