Taux d’intérêt : Le risque d’éclatement au sein de la zone euro
Le resserrement de la politique monétaire de la BCE accroît les déséquilibres économiques entre les pays de l’Union européenne, faisant resurgir le spectre de la crise des dettes souveraines de 2011. Par Valérie Mignon, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Dans le sillage de la Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque centrale européenne (BCE) a pris la décision de relever ses taux directeurs de 25 points de base à compter du mois de juillet 2022, une première depuis la crise des dettes souveraines de la zone euro il y a onze ans. Conséquence, les taux d’intérêt des obligations d’État s’envolent et les écarts de taux entre les pays membres de la zone euro se creusent, ravivant les inquiétudes quant à une nouvelle crise de la dette et une entrée en récession.
La reprise forte et rapide de l’activité qui a suivi la mise à l’arrêt de l’économie mondiale lors des périodes de confinement durant la pandémie de Covid-19 s’est accompagnée d’une très vive hausse de la demande, nettement supérieure à l’offre dans plusieurs secteurs, entraînant d’importantes pénuries. Ce rebond économique s’est traduit, logiquement, par une forte augmentation des prix. Si un tel schéma inflationniste n’est pas surprenant dans un contexte de reprise de la consommation et a tendance à s’estomper rapidement, la situation est tout autre aujourd’hui.
À ce regain de l’activité économique s’ajoute en effet un choc d’ampleur majeure sur les prix des matières premières lié à la guerre en Ukraine. La Russie et l’Ukraine étant d’importants producteurs et exportateurs de matières premières, les prix de nombreux produits s’envolent, qu’il s’agisse des denrées alimentaires (blé, maïs, orge…), des métaux (nickel, palladium, aluminium, cuivre) ou encore de l’énergie (pétrole, gaz). La forte inflation que subit actuellement la zone euro s’inscrit ainsi dans la durée – du fait du conflit russo-ukrainien – et provient de deux sources : la reprise économique plus forte que prévue, d’une part, et le choc sur les prix des matières premières, d’autre part.
Face à cette situation, les banques centrales ont décidé de relever leurs taux afin d’enrayer l’inflation galopante, pour laquelle les projections de la BCE pour l’année 2022 s’échelonnent entre 5,1 % et 7,1 % selon les scénarios, bien au-delà de la cible des 2 %. La hausse des taux d’intérêt vise à mettre un terme à cette spirale inflationniste en ralentissant la demande et la consommation. En effet, plus les taux accordés aux banques commerciales par la BCE sont élevés, plus ceux octroyés par les banques commerciales aux ménages et aux entreprises le sont aussi. L’accès au crédit devient ainsi plus onéreux pour les ménages, freinant en conséquence leur consommation, mais aussi pour les entreprises et les États pour qui il devient plus coûteux de s’endetter. Le ralentissement désiré de la demande conduit dès lors à la baisse des prix recherchée.
Outre le relèvement des taux, dans sa volonté de lutter contre l’inflation, la BCE a annoncé mettre prochainement fin à son programme d’achats d’actifs classiques (APP, Asset Purchase Programme) destiné à stimuler l’économie. Rappelons que ce programme de politique monétaire non conventionnelle lancé en 2014, dont l’objectif initial était de stimuler l’inflation pour qu’elle atteigne la cible de 2 %, consiste en l’achat d’obligations d’État, c’est-à-dire de titres de dette publique, mais aussi d’obligations issues du secteur privé. Un tel programme ayant pour effet d’accroître l’inflation et de réduire les taux d’intérêt, son arrêt est ainsi programmé pour juillet 2022.
Les effets de ce resserrement de la politique monétaire – hausse des taux et fin du programme APP – ne sont pas homogènes pour tous les pays de la zone euro. Si les taux à 10 ans allemand et français ont respectivement augmenté de 2,3 et 2,7 points entre le 1er janvier 2021 et le 14 juin 2022, les taux italien et grec ont quant à eux crû de 3,7 et 4 points sur la même période, culminant à 4,22 % et 4,66 % le 14 juin 2022 (Graphique 1).
Les écarts de taux (spreads) des pays par rapport à l’Allemagne s’accentuent – 66 points de base pour la France, 248 pour l’Italie et 292 pour la Grèce en date du 14 juin 2022 -, suscitant de vives inquiétudes quant à une fragmentation potentielle de la zone euro (Graphique 2).
Expliquons le mécanisme. Pour le calcul des spreads, le taux d’intérêt à 10 ans allemand est pris comme référence dans la mesure où l’Allemagne – dont le risque de défaut est jugé le plus faible du fait de sa rigueur budgétaire – est le pays qui emprunte au taux le plus bas au sein de la zone euro. Dans un contexte économique fragile comme celui que nous connaissons aujourd’hui, les marchés s’inquiètent de la « santé financière » de certains États fortement endettés et leur imposent des hausses de taux supérieures à celles d’autres pays : les investisseurs qui achètent des obligations souveraines de pays très endettés – donc risqués – réclament une prime de risque très élevée, ce qui accroît les taux desdits pays.
En conséquence, les spreads se creusent, signe d’un accroissement des déséquilibres économiques entre les pays de l’Union faisant resurgir le spectre de la crise des dettes souveraines de 2011. En effet, les coûts d’emprunt des pays du Sud, déjà très fortement endettés, étant plus élevés que ceux du Nord de la zone, la soutenabilité budgétaire des premiers est mise en question : le relèvement des taux alourdit la dette publique et le risque de défaut souverain émerge.
Il convient toutefois de souligner que l’Italie, qui est un des principaux émetteurs de dette en zone euro, a déjà engagé une grande partie de sa dette avec des taux d’intérêt bas. La hausse des taux se répercutera à plus long terme, puisque l’Italie devra emprunter à des taux élevés, accroissant ainsi le coût de sa dette et renforçant son risque de défaut souverain.
Afin d’éviter la fragmentation de la zone euro et voir resurgir les craintes de la crise des dettes souveraines de 2011, la BCE a annoncé qu’elle fera preuve de souplesse dans le réinvestissement des remboursements des titres arrivant à échéance du programme PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme) lancé en mars 2020 pour lutter contre la crise économique liée à la pandémie de Covid-19. Elle orientera ainsi les réinvestissements vers les pays les plus endettés, comme l’Italie et la Grèce, afin d’atténuer les effets de la hausse des taux sur ceux-ci en limitant leurs taux d’emprunt et « préserver le fonctionnement du mécanisme de transmission de la politique monétaire ».
La BCE a également indiqué réfléchir à la mise en place d’un nouvel instrument « anti-fragmentation » afin de lutter contre un creusement structurel des spreads, sans toutefois fournir plus d’informations à ce stade.
Si un resserrement de la politique monétaire est certes à même de limiter la spirale inflationniste via un ralentissement de la consommation, il n’a aucune prise sur l’inflation provenant de la flambée des cours des matières premières ; les prix de l’énergie et des denrées alimentaires étant fortement dépendants de facteurs mondiaux et, désormais, du conflit russo-ukrainien.
Par conséquent, si la hausse des taux ne permet pas de juguler suffisamment et rapidement l’inflation, mais qu’elle réduit significativement la consommation, l’investissement des entreprises et, par ricochet, accroît le chômage, le risque est grand pour les économies européennes d’entrer, à nouveau, en récession. Tout dépendra, outre la durée de la guerre en Ukraine, du niveau et de la pérennité d’une inflation au-delà du seuil de 2 %.
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Par Valérie Mignon, Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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