Les crises dans l’histoire

Les crises dans l’histoire

 

 

 

Aux yeux des contemporains, chaque époque présente des traits exceptionnels. Qu’en est-il en regard de l’Histoire ? Cette impression doit être relativisée par l’existence de cycles qui résultent d’une succession de crises, dont l’issue dépend de la capacité de résilience sociale. par André Yché dans la Tribune.  

 

La conception antique de la vie, inspirée par l’observation de la Nature et, fut-elle approximative, du cosmos, est fondamentalement cyclique. C’est évidemment le cas de l’existence individuelle : naissance, croissance, maturité, vieillesse et mort ; mais aussi de la vie sociale, avec le mythe de l’âge d’or et de l’éternel retour. Thucydide présente, à travers les épisodes de la guerre du Péloponnèse, une conception cyclique de l’Histoire. Aristote et surtout Platon pensent la politique à travers une succession invariable de régimes : anarchie, aristocratie, monarchie, tyrannie, démocratie… anarchie, etc. Il est clair que le panthéisme antique pèse considérablement sur les esprits, conduisant à la répétition intemporelle des actes sacrés, en réponse aux manifestations de la Nature.

Tout change avec le christianisme qui souligne et accentue l’héritage hébraïque de l’idée de progrès ; au Peuple élu, confronté à la disette et aux nuées de sauterelles, les prophètes font miroiter un avenir meilleur. Moïse le guide vers la Terre Promise à Abraham et, depuis, l’œuvre de Jean Chrysostome inspire durablement la théologie pastorale chrétienne.

Avec les Lumières, cette filiation traditionnelle est, sinon rompue, du moins intermédiée : l’idée de progrès découle, avec Descartes, du règne de la Raison. Ce n’est plus la théologie, mais l’anthropologie qui dessine une histoire linéaire et progressiste.

La Révolution française au XVIIIe siècle, couplée à la proclamation de l’Indépendance américaine, ont pour effet de promouvoir l’idéal républicain en tant qu’avenir indépassable de l’humanité, tandis que le scientisme d’Auguste Comte théorise la réalité pratique du progrès. Avec Pasteur, la biologie microbienne réalise une avancée comparable à celle opérée par Villermé en matière d’épidémiologie sociale, quelques décennies plus tôt. Bref, le progrès est tangible, au quotidien, et l’Histoire est devenue linéaire.

Bien sûr, il est un domaine dans lequel le cycle, non seulement perdure, mais s’impose au centre des réflexions savantes : c’est celui de l’économie, où alternent périodes d’extension et de crise. De Juglar à Kondratiev, de Tinbergen à Samuelson, les théories succèdent aux évènements. Sans remonter à la faillite de l’Union Générale en 1882 ni à celle de la banque Baring quelques années plus tard, c’est la Crise de 1929 qui illustre le caractère cyclique de l’économie et suscite les travaux de Keynes sur la régulation publique des marchés, radicalement contestés par Hayek, puis par les « Chicago Boys » de Milton Friedman. Et pourtant, force est de constater qu’à travers une série de « bulles spéculatives », les dispositifs de « lissage » démontrent une efficacité croissante que la crise majeure des « subprimes », à la fin de la première décennie de ce siècle, ne dément pas. En réalité, jusqu’à nos jours, l’impact de cette succession de cycles économiques, plus ou moins bien gérés, s’est trouvé amorti car leur enchaînement s’inscrivait dans un « trend haussier ». Avec le tassement progressif de la croissance en moyenne période, c’est l’existence même de ce « trend » qui est remise en cause et, par voie de conséquence, l’impact de la phase baissière du cycle qui s’en trouve réévalué.

Et pourtant, la foi dans le progrès, tout au long du XXe siècle, n’a cessé de régresser. Le phénomène le plus grave est moral : l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, entre peuples européens, la révélation des camps nazis, puis du goulag, les génocides biafrais, cambodgien et rwandais, de même que la pratique de la « purification ethnique » dans l’ex-Yougoslavie, au cœur de l’Europe, mettent à mal l’idée du progrès moral universel, tiré par le progrès technique, qui a produit le Zyclon B, et l’arme atomique. Aux marches de la Russie, le délabrement de l’Ex-empire soviétique produit les tensions et les conflits qui ont suivi la chute de tous les empires précédents : Ottoman, Austro-Hongrois…

C’est dans ce contexte que survient une crise sanitaire, inéluctablement suivie d’une crise économique qui ne peut qu’engendrer à court terme et peut-être au-delà, des reculs significatifs et durables dans divers domaines, et notamment celui de la croissance et du pouvoir d’achat.

Alors que l’ère du progrès linéaire est sur le point de se clore, celle des cycles revient sur le devant de la scène. Enfin, avec le retour du cycle, c’est aussi celui des panthéismes qui s’annonce, notamment à travers certains courants de l’écologie politique qui, à partir de constats scientifiquement peu contestables, érigent les conclusions d’une pensée radicale en autant d’« impératifs catégoriques ».

Le monde était entré dans le XXe siècle en 1914. C’est peut-être en ce moment que nous nous préparons à inaugurer véritablement le siècle suivant, à l’aube du troisième millénaire.

Crises

Un regard, même superficiel, porté sur la succession des crises majeures qui ont émaillé l’Histoire, incite à tirer quelques enseignements quant aux effets de moyen et long termes qu’elles ont engendrés et qui, pour certains d’entre eux, reflètent constance et continuité.

D’abord, viennent les crises épidémiques et alimentaires, les deux étroitement combinées sans que l’on sache bien analyser des liens de causalité, souvent réciproques et toujours complexes.

L’Empire romain est ébranlé, notamment, par la peste dite « antonine », qui sévit de 165 à 190 et qui assombrit le règne de Marc Aurèle, puis celui de Commode. Elle trouve son origine en Mésopotamie, non loin de la capitale perse, Ctésiphon, où manœuvrent les légions qui la propagent jusqu’au Norique, dans l’actuelle Autriche. Le bilan démographique laisse supposer une dépopulation de l’ordre de 10%, jusqu’à 15% dans les zones fortement urbanisées. Soixante ans plus tard, c’est la peste de Cyprien qui sévit et qui ravage l’Afrique du Nord et l’Europe, en commençant par la Sicile. Enfin, à partir de 540 et pendant plus de vingt-cinq ans, c’est la terrible peste de Justinien qui décime les armées byzantines en campagne en Italie et met un terme au grandiose projet de réunification de l’Empire romain. Le cours de l’Histoire mondiale s’en trouve changé.

Du fléau de Dieu frappant les Hommes, plusieurs effets résultent invariablement : les portes, partout, se referment ; les villes se claquemurent ; le commerce cesse tandis que les campagnes militaires s’interrompent. L’humanité se fragmente, la société se féodalise.

Simultanément, le pouvoir politique s’appesantit : les mesures administratives tombent, pour sanctionner la spéculation, réquisitionner les réserves de céréales, réglementer la consommation d’eau et de blé, interdire les exportations alimentaires, car la disette arrive avec l’épidémie. Enfin, l’emprise religieuse s’affirme sur toutes les classes sociales : les processions se multiplient et les bûchers flambent.

La démographie vacille : entre un quart et un tiers de la population disparaît ; Constantinople perd la moitié de ses habitants ; l’exode urbain devant la diffusion de l’épidémie facilitée par la promiscuité s’accélère, parmi les classes aisées. C’est le grand médecin de ces sombres époques, Gallien, qui établit la seule médication appropriée : « Pars vite, marche droit et longtemps, ne reviens que le plus tard possible. »

Après la grande peste du XIVe siècle, qui s’étend sur plusieurs décennies, une constante apparaît : c’est toujours le commerce entre Orient et Occident, par « les routes de la soie », qui véhicule toutes les épidémies, via la mer Noire, l’Ethiopie, l’Arabie, les ports méditerranéens. La Provence, la vallée du Rhône sont les couloirs qui la conduisent en Europe, vers la mer du Nord et la Manche. « Le hussard sur le toit » de Jean Giono, porté à l’écran par Jean-Paul Rappeneau, illustre magnifiquement le tragique destin de ces contrées de propagation naturelle.

Enfin, vient la guerre de Trente Ans qui, épuisant les pays et les peuples, abandonne à tous les maux des populations affaiblies par les conflits et les calamités qui les accompagnent : la soldatesque, les sièges, les pillages. Comment ne pas distinguer alors les prémisses de la Grande Guerre, qui ouvre la voie à la « grippe espagnole », autre passager des « routes de la soie », qui quadruple l’impact démographique des combats et passe pourtant inaperçue dans des statistiques qui recouvrent indifféremment les conflits et leurs suites.

En termes d’organisation sociale, un impact prédomine : c’est l’alourdissement de la fiscalité qui pèse sur les classes moyennes, principales contributrices aux dépenses publiques, accélérées par les nécessités de l’action collective. C’est après la Grande Guerre que l’impôt sur le revenu s’intensifie et se généralise, alors que pour faire face aux besoins du ravitaillement, le premier cadre administratif régional, celui des « régions Clémentel », se met en place. Le second conflit mondial confirmera ce mouvement.

In fine, couplage du sanitaire et de l’alimentaire, fort ralentissement, fût-il provisoire, des échanges et retour des frontières, surcroît de réglementation durable, exode urbain, fiscalisation et centralisation accrues n’ont jamais été démenties. Pourquoi en irait-il différemment désormais et sous des formes modernes, pourquoi les conséquences de la crise mondiale échapperaient-elles à la règle intemporelle ? Quels enseignements tirer de cette suite d’évènements historiques ?

Dans le champ médiatique touchant à l’économie, la compétitivité s’est évanouie pour faire place à la résilience. De quoi s’agit-il ? De la capacité d’une société, d’une économie, à redémarrer, à « rebondir » à l’issue d’une grave crise. Comment illustrer, dans l’histoire contemporaine, cette faculté ?

En 1870, la guerre franco-prussienne, devenue franco-allemande par suite des maladresses de Napoléon III, très malade, se termine par une véritable catastrophe : capitulation de l’Empereur à Sedan en septembre 1870, de Bazaine à Metz en octobre de la même année ; en 1871, à l’issue de l’armistice qui signifie l’amputation des provinces de l’Est, plusieurs mois de guerre civile ensanglantent la capitale, l’armée des Versaillais écrasant la Commune sous le regard goguenard des Allemands. Au traité de Versailles, confirmé à Francfort, Bismarck impose des indemnités de guerre colossales, cinq milliards de francs – or, qui financeront le lancement de la sécurité sociale en Allemagne. La France, partiellement occupée, est à genoux.

Et pourtant, le relèvement est presque instantané : un premier emprunt de 2,5 millions de francs – or est souscrit plus de trois fois ; le second, émis à l’international pour le même montant, est souscrit quatorze fois. L’épargne étrangère afflue dans le pays. L’armée allemande évacue le territoire national, tandis que les lois militaires (Ney, etc.) réorganisent, à partir de 1882, les armées de la République en constituant les régions militaires. Conquêtes coloniales, expositions universelles se succèdent, tandis que les échanges internationaux atteignent, en 1913, un niveau qui ne sera égalé qu’en 1970.

Quel est le ressort de ce formidable rebond ? C’est la profonde modernisation du pays engagé, depuis 1850, par le Second Empire libéral, ouvert aux idées sociales et au Saint-Simonisme ; le secteur bancaire, l’industrie et l’exploitation minière, les chemins de fer se développent rapidement, tandis que les villes se transforment et les grands magasins apparaissent : c’est l’ère des Frères Pereire, de Ferdinand de Lesseps, de Boucicaut et de Prosper Enfantin.

Sur le plan international, Guillaume II contribue puissamment, par sa morgue, à sortir la France de son isolement ; déjà Bismarck avait fini par indisposer Albion…

Au cœur de cette résilience : la banque, les transports, la distribution et surtout l’urbanisme et le bâtiment. L’État a accompagné, rassuré… mais c’est l’économie qui a rebondi, en même temps que la société.

Toutes les leçons de l’Histoire et la liste des ingrédients de la résilience sont là : l’État doit gérer la crise, mais c’est aux entreprises d’assurer l’après-crise et à la société dans son ensemble de relever la tête, ce qu’elle fait volontiers : après la défaite, le recueillement, vient la libération… La Belle Epoque !

Toute la question réside dans l’identification des ressorts de ce nouveau rebond : l’abondance d’épargne, les grands projets d’infrastructures (enfin !), l’urbanisme. Le Crédit Foncier, acteur essentiel de la transformation de l’urbanisme de la France à partir de 1854 n’existe plus. Pour la modernisation du pays, il reste la Caisse des Dépôts et sa projection territoriale, la Banque des Territoires. Tout espoir n’est donc pas perdu.

André Yché

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