L’avenir de la filière industrielle aérienne (Guillaume Faury, président du GIFAS)

L’avenir de la filière industrielle aérienne (Guillaume Faury, président du GIFAS)

Lors de la neuvième édition du Paris Air Forum, le président du GIFAS Guillaume Faury a livré sa vision sur les grandes priorités de la filière aérospatiale civile et militaire française en termes de souveraineté (sécurisation de la supply chain et des circuits d’approvisionnement, taxonomie, accès à l’espace…) mais aussi de coopérations, notamment dans le domaine de la défense. Le président exécutif d’Airbus s’est également attaché à rappeler la longue route qui mènera vers l’avion vert. Cela se traduira par un effort vital pour conserver une industrie aéronautique française à la fois puissante et souveraine mais aussi ouverte aux coopérations.

Faury, président du GIFAS et président exécutif d’Airbus). (La Tribune)

 

 

La guerre en Ukraine et la conjoncture économique ne semblent pas freiner la demande de voyages pour cet été, mais n’y a-t-il pas un risque de rechute à l’automne ?

GUILLAUME FAURY- En ce qui concerne la demande de voyages, de vols, nous assistons à un retournement très fort depuis quelques mois et qui semble s’accélérer. La Chine connaît une situation particulière et il y a quelques exceptions en Asie, mais selon les données fournies par nos clients, cela arrive plus vite et plus fort que prévu. Y compris sur les vols business, ce qui était très incertain. Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas un effet rebond et si cela ne va pas se calmer un peu par la suite. Mais pour le moment la « pent-up demand » (la demande en suspens, NDLR) est très forte. Elle est tellement forte que le problème est d’arriver à offrir des vols et des sièges en quantités suffisantes. Toutes les compagnies aériennes, les aéroports, souffrent du manque de bras, d’avions, de personnels au sol, d’équipages… Nous sommes passés d’une crise de la demande à une crise de l’offre.

Après deux ans de crise et dans un contexte international compliqué, comment se passe le redémarrage de l’activité ?

Nous voyons que c’est très dur. Il y a une concurrence de tous les secteurs sur la main d’œuvre, qui est devenue très rare. La grande démission de 2021, pour traduire une expression anglaise, est un fait. Une très grande partie des gens qui travaillaient dans les activités très fortement impactées par la crise Covid ont disparu et nous ne les retrouvons pas. C’est vrai pour la supply chain de l’aviation civile, du tourisme, de l’aviation commerciale… Quant aux supply chain des constructeurs, elles sont également mises à très rude épreuve avec la difficulté de faire voyager autour du monde des pièces et des équipements. Nous vivons une crise de logistique qui a fortement bénéficié aux transporteurs. Des compagnies comme CMA-CGM ou MSC ont connu des résultats exceptionnels qui reflètent la rareté de l’offre de logistique autour du monde. Nos supply chain habituelles ont été très fortement secouées par le Covid. Elles le sont aussi par la crise en Ukraine et par la nouvelle crise que nous voyons en Chine. Évidemment, toutes les chaînes européennes et françaises sont en train de regarder ces perturbations avec beaucoup d’inquiétudes et mènent des actions au fur et à mesure pour s’en prémunir.

Les principes qui régissaient le fonctionnement de ces chaînes d’approvisionnement ont donc évolué ?

Nous sommes passés d’une logique de fonctionnement très précise, avec un système logistique très performant, à une logique où nous essayons de créer de la résilience. C’est-à-dire d’avoir des chaînes d’approvisionnement qui soient beaucoup plus robustes aux changements et aux difficultés autour du monde. Ce changement de paradigme s’illustre par une expression : nous sommes passés du « just-in-time » au « just-in-case ».

Dans ce contexte de tensions internationales, il y a le cas spécifique de la Russie, mais surtout celui de la Chine. Est-ce que la filière se pose des questions sur la place de la Chine sur son écosystème ?

Beaucoup de questions se posent sur les conséquences de cette crispation internationale, des tensions, des logiques de blocs qui se remettent en place. Ce qui se passe avec la Russie pose beaucoup de questions, mais la situation avec la Chine est très différente. Dans l’aviation, mais aussi dans beaucoup d’autres industries comme l’automobile, les interdépendances sont à de très nombreux niveaux et très profondément inscrites dans les supply chain, y compris dans les composants électroniques, les câbles, les connecteurs. Nous avons mis 50 ans à construire cela. Cela a commencé avec le voyage du président américain Nixon à Pékin en 1972. Depuis, le monde a beaucoup changé et il est devenu très interdépendant au niveau du commerce international. Si nous avions avec la Chine une crise similaire à celle avec la Russie, les solutions ne seraient sans doute pas de même nature. Pour autant,les questions se posent. Nous sommes dans une logique de dérisquage, de résilience, et nous réfléchissons pour savoir comment nous positionner dans un monde complexe, avec des tensions, afin d’avoir des supply chain robustes nous permettant de maintenir notre activité dans cet environnement incertain.

Pour la filière défense, quel est votre retour d’expérience du conflit en Ukraine ? Comment l’Europe doit-elle tirer des conséquences de ce retour de la guerre sur son sol ?
Nous avons beaucoup de choses à apprendre de ce qui se passe entre la Russie et l’Ukraine. D’abord, si on ne veut pas la guerre, il ne faut pas être faible, mais fort pour assurer une dissuasion vis-à-vis d’un agresseur éventuel et être capable de répondre en cas d’agression. En Europe, depuis plusieurs décennies, ce n’est pas comme ça qu’on a abordé la situation. Beaucoup de pays, notamment à l’Est, voulaient récupérer les fruits de la paix, pensant qu’elle serait là pour toujours. On se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Les chiffres mentionnés à Versailles sur l’évolution des dépenses des grands blocs depuis la création de la zone euro il y a 20 ans me semblent très parlants. L’Europe a augmenté ses dépenses de défense de 30%, les Etats-Unis de 66%, la Russie de 300%, la Chine de 500 ou 600%. A l’heure où le conflit armé fait son retour en Europe , on peut légitimement se demander si on a vraiment fait tout ce qu’il fallait pendant cette période de paix.

Ce qui n’est aujourd’hui pas le cas…
… Il faut avoir une vision de long terme sur les sujets de défense. Ces dernières semaines les pays européens ont lancé des actions dans l’urgence pour essayer de corriger les « gaps » à court terme. Mais il faut surtout se reposer les bonnes questions de notre indépendance stratégique, de la façon dont on veut être équipé en armement, pour être capable de dissuader suffisamment et de répondre en cas de crise. Il faut également se poser les questions des alliances internationales. Un système de sécurité efficace n’est pas composé de blocs isolés, mais il faut essayer de créer de vraies alliances, pour avoir un impact plus fort dans une conflictualité possible. De ce point de vue, l’OTAN est une alliance très importante. On a vu à quel point elle était importante pour répondre aux enjeux de ce conflit.

Les pays européens vont-ils se réarmer ?
Je pense que les pays européens vont dépenser beaucoup plus d’argent pour la défense. Est-ce une bonne nouvelle ? Je ne porte pas de jugement de valeur. C’est nécessaire. Il ne faut pas être naïf : on est dans un monde complexe, qui va le devenir encore plus, où il y aura des pénuries de ressources et donc des possibilités de tensions dans l’avenir encore plus fortes qu’au cours des dernières décennies. Il faut s’équiper, s’armer et regarder cette situation avec lucidité. Il faut donc s’organiser pour devenir puissant technologiquement, au niveau des alliances et économiquement. Parce que les armements du 21eme siècle, qui sont des systèmes très technologiques, sont très chers. Il faut les faire en étant organisé dans le cadre de partenariats. D’où ce qui se passe au niveau européen pour organiser les programmes du futur, avec un effet d’échelle suffisant pour être performant.

Ne craignez-vous pas que le réarmement européen va bénéficier en grande partie aux industries américaines ?
Je l’ai dit précédemment, il faut s’organiser pour être bien équipé. Mais cela doit se faire sur le long terme. Il faut lancer des programmes, développer des technologies, investir, récolter les fruits des investissements. Cela prend du temps, et c’est donc sur le moyen et le long terme que nous pourrons agir. A court terme, s’il y a des capacités qui n’existent pas en Europe, il faut aller les chercher là où elles existent, c’est-à-dire chez nos alliés, et très souvent chez les Américains. La notion de BITD, la base industrielle et technologie de défense bien connue en France, commence à être comprise au niveau européen. Cela reflète bien cette prise de conscience. Si nous ne sommes pas capables de lancer sur le long terme, au niveau européen, des programmes de grande taille avec des montants d’investissement très importants, avec des équipes compétentes, la seule alternative est d’aller les acheter à l’étranger. Mais nous perdrons en souveraineté. Il y a le temps court, où nous n’avons pas beaucoup de choix, et le temps long où il y a beaucoup plus de possibilités d’organisation. C’est sur celui-là qu’il faut travailler très fortement.

Justement, comment trouver le bon équilibre entre souveraineté nationale et coopération européenne pour l’industrie de défense, qui est un outil clé de la souveraineté des pays ? Est-ce que les deux objectifs sont compatibles ?
Ils sont compatibles – et quand ils semblent ne pas l’être, il faut les rendre compatibles. Si on travaille uniquement à l’échelle nationale, nous n’avons pas l’effet d’échelle dont on a besoin. Je prends l’exemple du F-35. Les Etats-Unis ont un budget de défense trois fois plus important que celui de tous les pays d’Europe combinés. Ils ont développé un avion de combat unique, le F-35. En Europe, nous en avons trois pour un budget trois fois plus petit. On ne peut pas faire jeu égal dans ces conditions. L’idée qu’on puisse tout faire en national est fausse, mais l’idée qu’on ne peut rien faire en national est également fausse. Sur les sujets où l’effet d’échelle n’est pas essentiel, c’est beaucoup plus compliqué d’arriver à un accord à plusieurs. Pour lancer des programmes en commun, il faut donc regarder les projets dans lesquels on a besoin d’investir des montants très importants et où il y a une masse critique à atteindre. J’aime comparer avec l’aviation commerciale. On a un constructeur européen qui est Airbus. Si on avait un constructeur français, un anglais, un allemand, un espagnol, il n’y aurait finalement aucun constructeur, car aucun n’aurait la taille, ni l’effet d’échelle nécessaire pour être compétitif sur le plan mondial. Dans la défense, il y a des enjeux où l’effet d’échelle est comparable. Et c’est sur ces enjeux qu’il faut se mettre ensemble.

Dans le domaine spatial, il y a également des questions de souveraineté. La constellation proposée par Thierry Breton permettrait de faire jeu égal avec les Etats-Unis. Est-ce vraiment nécessaire
Il ne faut pas laisser tomber. Les constellations sont un des domaines de taille critique où l’Europe doit être présente. Ce sont des investissements absolument considérables, dont tous les pays européens ont besoin, séparément et ensemble. C’est le sujet typique où nous avons intérêt à nous mettre ensemble. Et en plus, il faut aller vite. La démarche européenne est la bonne et, il faut y arriver. Entre avoir le bon objectif et y arriver, il y a parfois une différence. Il faut tout faire pour aider la Commission à trouver une solution pour faire cette constellation européenne, qui sera un des éléments de résilience civile et militaire dont aura besoin l’Europe.

L’accès à l’espace est également très important pour la souveraineté européenne. L’Europe traverse actuellement une période compliquée. Ariane 6 est en train d’arriver mais avec toutes les incertitudes d’un nouveau lanceur. C’est également le cas pour Vega C, dont un des moteurs est en outre fabriqué en Ukraine. Sans parler de l’arrêt de Soyuz à Kourou et Baïkonour. Comment gérer cette période compliquée pour l’accès à l’espace en Europe ?

On vient d’une époque où, au niveau mondial avec Ariane 5, on avait un positionnement unique et reconnu comme tel. Les Etats-Unis ont repris la main, à travers SpaceX qui marche très bien. La concurrence n’est pas forcément une mauvaise chose. Aujourd’hui, la priorité numéro une est de faire marcher Ariane 6. Les évènements récents ont montré l’importance stratégique de l’accès autonome à l’espace. Ariane 6 va y participer. Je suis absolument certain qu’Ariane 6 sera un excellent produit, un très bon lanceur pour les Européens. Je suis certain que ce lanceur atteindra ses objectifs. C’est un programme important avec les difficultés d’un programme en développement. Mais ce n’est pas parce que SpaceX est un bon produit qu’Ariane 6 ne sera pas un très bon produit. Ce n’est toutefois pas suffisant, Ariane 6 étant un point de passage. Car l’accès à l’espace continue à progresser. Il faut que sur ce sujet, nous travaillons en étroite coopération avec les Européens parce que c’est un domaine où il y a peu d’utilisations mais d’énormes investissements à effectuer. C’est un cas typique où nous avons intérêt à nous regrouper entre Européens. Et malheureusement on voit aujourd’hui beaucoup de projets centrifuges les uns avec les autres et beaucoup de difficultés à trouver les clés d’une coopération entre Italiens, Allemands et Français, sur les différents segments de lanceurs. Nous devons faire l’effort d’essayer de repenser l’accès à l’espace en Europe mais aussi l’organisation étatique et industrielle, pour revenir tous autour de la table avec des projets communs, plutôt que de partir chacun avec des projets concurrents, qui finalement nous affaiblissent à terme, plutôt que nous renforcer.

Dernier sujet sur la souveraineté, l’extraterritorialité, qui est une arme commerciale redoutable pour les Etats-Unis. Et ce d’autant que l’Europe n’a pas mis en place un système équivalent. Pourquoi l’Europe se laisse-t-elle faire ?

Il y a un sujet de culture. Les outils extraterritoriaux américains répondent à une logique de domination et de contrôle. Ce qui est d’ailleurs déplaisant pour nous lorsque nous y sommes soumis car ces outils sont contraignants à gérer.. Ce n’est pas la logique européenne. Est-ce qu’on veut mettre en place des outils extraterritoriaux de même nature en Europe ? Il faudra d’abord se mettre d’accord sur une réponse à 27,, ce qui risque d’être difficile étant donné la complexité du sujet.

Et la Chine ?

La Chine a plus de volonté et de capacités que l’Europe à mettre en place ce type d’outils. Elle est d’ailleurs en train de monter en puissance pour mettre en œuvre de telles règles afin de contrer la domination américaine dans ce domaine. Si l’Europe se retrouve seule face à ces grands blocs, sans outil de même nature, cela pourrait affaiblir les industriels européens. L’Europe doit être beaucoup plus déterminée dans son ambition à mettre en place des réponses pour contrer ces outils extraterritoriaux américains et demain chinois.

En matière de transition environnementale, le secteur s’est engagé dans le pari d’atteindre le « zéro émission nette » en 2050. C’est un marathon à mener à la vitesse d’un sprint. Pour y arriver, peut-on toujours rêver d’un avion moyen-courrier « zéro émission » propulsé à l’hydrogène en 2035 ?

La réponse est oui ! Mais je vais élaborer un peu. Tout ne repose pas sur l’avion à hydrogène. Chez Airbus, nous visons la mise en production et l’entrée en service d’un avion en hydrogène en 2035, mais si nous regardons l’impact de l’avion à hydrogène en 2050 sur les émissions de carbone de l’ensemble de l’aviation, il sera encore très limité. L’hydrogène est la technologie de la deuxième moitié du siècle. Nous en aurons besoin, car la décarbonation passe un jalon important en 2050 mais ne s’arrête pas là. Il faut que cela continue par la suite, avec des solutions plus efficaces d’un point de vue énergétique que celles mises en place face à l’urgence climatique.

Est-ce que le gel des choix techniques pour cet avion zéro émission est toujours prévu en 2025 ?

Nous sommes dans une phase extrêmement active sur les essais, les validations, les solutions concurrentes sur chacun des sujets, de manière à être sûr d’avoir au moins une solution qui fonctionne bien. Nous ferons le tri au fur et à mesure des résultats des essais. Notre objectif est de finir le développement des technologies pour 2025, puis de geler la configuration du projet aux alentours de 2027, pour enclencher le programme en 2028 et entrer en service en 2035. Nous sommes sur cette feuille de route et elle tient.

Quels sont les autres leviers pour appuyer cette transition environnementale ?

J’aime rappeler que nous avons plusieurs volets importants dans la décarbonation. Le premier, c’est de réduire la consommation des avions. Sur les 24.000 avions commerciaux qui volent dans le monde, environ 20% seulement sont des appareils de dernière génération. Or, nous savons qu’il y a une énorme réduction de consommation de carburant entre la dernière génération et la précédente, de l’ordre de 20 à 40%. Le deuxième, c’est que ces avions sont déjà certifiés pour utiliser 50% de « sustainable aviation fuel » (SAF, carburant aérien durable). Des carburants décarbonés à 90% par rapport au kérosène. Or, nous n’en utilisons qu’une toute petite fraction. Il est urgent de développer ces filières SAF, pour augmenter la part de carburant décarboné pour l’aviation. Patrick Pouyanné (le PDG de TotalEnergies, qui intervenait également au Paris Air Forum, NDLR) a donné un chiffre : 300.000 tonnes produites par an (en France, NDLR) à l’horizon 2030. Nous sommes sur la bonne voie et il faut accélérer très fortement.
Sur le long courrier, nous ne voyons pas encore comment nous allons faire un avion à hydrogène. Nous aurons besoin des solutions SAF, puis 100% SAF à l’horizon 2050, voire 2030. Des SAF qui ne seront pas les biocarburants d’aujourd’hui, mais des carburants de synthèse produits avec de l’énergie décarbonée, du captage de carbone, de l’hydrogène vert… Toutes les chaînes énergétiques sont à mettre en place. Le sujet est avant tout énergétique.

Peut-on imaginer se retrouver avec un successeur de l’A320 NEO qui ne soit pas à hydrogène, en parallèle de l’avion zéro émission ?

Il y a plusieurs façons de remplacer l’A320, qui est un avion couteau suisse, qui va du court courrier jusqu’au long courrier avec le XLR (version à long rayon d’action de l’A321 NEO, NDLR). Il est peu probable que nous remplacions tout cela en une fois. Il y aura plusieurs solutions technologiques différentes pour adresser les différents segments. Nous pensons que l’entrée en service de l’avion à hydrogène commencera sur le bas du segment, en court et moyen-courrier, avec des avions de petite taille au rayon d’action relativement limité. Mais cela correspond à une grande partie des vols commerciaux. Il y a plusieurs raisons à cela. La fourniture de l’hydrogène et les écosystèmes vont être régionaux, nationaux voire un peu plus. Aller très loin avec un avion à hydrogène, c’est courir le risque d’arriver dans un aéroport où il n’y en a pas. Ce n’est pas acceptable. Et comme la taille des investissements est proportionnelle à celle des avions, nous souhaitons en premier lieu investir dans un avion à hydrogène de taille modérée.

Aux Etats-Unis l’option hydrogène semble moins avancée. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de se retrouver avec des choix technologiques très différents sur un même segment ?

Je ne partage pas votre observation sur le fait que les Etats-Unis appuient moins sur la pédale de l’accélérateur pour l’hydrogène. Ce qui est sûr, c’est que notre concurrent principal (Boeing, NDLR) voit cela arriver plus tard que nous. Mais l’écosystème hydrogène se développe aussi à grande vitesse aux Etats-Unis. Nous voyons des projets de décarbonation aller très vite, car il y a plus d’argent et une très grande conscience environnementale aux Etats-Unis. L’hydrogène n’est pas uniquement unsujet européen. Mais la conclusion reste vraie, il faut que nous avancions de façon à avoir un écosystème assez large pour que l’avion à hydrogène puisse être un avion mondial. Il y a là un gros sujet de réglementation.

L’accès à l’énergie décarbonée va être stratégique. Quelle doit être la place de l’aéronautique dans cet accès à l’énergie décarbonée ?

On ne se pose pas la question de savoir quel secteur a le droit d’acheter du pétrole ou du gaz. Il y a une logique de marché qui permet de réguler beaucoup de choses avec des forces économiques. L’avantage de la régulation par le marché, c’est que cela va à l’endroit où c’est le plus efficace, où la valeur créée est la plus importante. Il y aura un sujet de distribution de l’énergie. C’est pour cela qu’on parle de transition énergétique. Il est important de ne pas couper pétrole et gaz tout de suite, sans quoi nous aurons une course effrénée et désorganisée pour mettre la main sur ces énergies décarbonées.

Il y a un chiffre que j’aime bien citer : si l’énergie utilisée par les êtres humains en 2020, c’est 100 %, dans un monde décarboné, l’énergie dont on aura besoin en 2050, ce sera 250%. Les besoins en énergie augmentent sous l’effet de la démographie, de l’accès à l’énergie de populations qui sortent de la pauvreté. Mais les besoins augmentent aussi car les énergies décarbonées sont moins efficaces que les énergies fossiles. C’est vrai pour tous les secteurs. Aujourd’hui, sur les 100%, il n’y a que 20% d’énergie décarbonée. Ce sont ces 20% qui doivent devenir 250% en 30 ans. Le défi est donc de multiplier par 12 la quantité d’énergie décarbonée produite sur Terre pour répondre aux besoins de l’humanité en 2050.

L’aviation n’est pas un secteur qui va créer une rupture, un déséquilibre, sur la répartition de l’énergie. Nous allons puiser dans les ressources d’énergies décarbonées très graduellement, avec une transition progressive à travers des avions qui consomment moins, les SAF, puis l’hydrogène.

Il va donc falloir développer beaucoup de technologies différentes et mettre en place des écosystèmes complets en parallèle. Willie Walsh, directeur général de l’IATA disait que le coût de la transition énergétique était de l’ordre de 2.000 milliards de dollars d’ici 2050. Est-ce que l’industrie va pouvoir financer tout cela de front pour arriver au zéro émission nette ?

Aujourd’hui, ce qui est devant nous c’est avant tout une transition énergétique. Pour nous mais aussi pour les autres secteurs. Ce qui est intéressant et récent, c’est que les grands financiers de la planète ont envie d’aller investir sur la transition énergétique. Ils sont prêts. Il va y avoir de l’argent et de plus en plus de projets. Il va falloir que ce secteur investisse et il a besoin de retrouver une santé financière pour en être capable. C’est pourquoi nous prêchons énormément pour aller vers des encouragements, des incitations, plutôt que vers des taxes, des punitions, des solutions qui nous ralentissent. Il faut accélérer, pas ralentir.

Dans le cadre du « Fit for 55″, le pacte vert mis en place par l’Union européenne, est-ce qu’il n’y a pas un risque si l’aviation n’entre pas dans la taxonomie verte ?

« Fit for 55″ comprend plusieurs volets qui s’appliquent à l’aviation. Certains nous plaisent, d’autres beaucoup moins. Le sujet est de trouver les bons moyens pour réaliser cette transition. Tout le monde essaie, avec des dogmatismes, des visions différentes. Nous ne sommes pas au paquet législatif optimum. Mais, nous avons quand même un paquet qui tente de rendre possible la transformation de l’aviation avec l’utilisation des SAF avec un mandat d’incorporation à 5% en 2030. Nous pensons qu’il aurait dû être à 10%, ce qui aurait été atteignable et bien meilleur en termes de trajectoire pour être entièrement décarboné en 2050. Et nous voyons les taxes européennes arriver sur les carburants. Cela ne va pas aider les compagnies européennes à être en bonne santé pour réaliser les investissements dont elles ont besoin. Il y a un mix avec des choses bonnes et moins bonnes.

Vous seriez favorable à un système de subventions comme aux Etats-Unis ?

Je pense qu’un système de subventions, d’aides, d’incitations, est beaucoup plus fort. On fait beaucoup plus bouger les gens par l’envie, par la motivation, que par l’empêchement. Dans l’aviation, je vois que les Etats-Unis accélèrent très fortement, sous l’effet de l’encouragement de l’esprit d’entreprise, des projets qui vont gagner de l’argent, alors qu’en Europe on essaye de mettre le frein. Malheureusement, on utilise beaucoup le bâton en Europe et la carotte aux Etats-Unis. C’est dommage. Nous risquons de voir ces derniers accélérer beaucoup plus vite que nous, alors que l’Europe avait un avantage compétitif avec une conscience environnementale plus forte.

En l’absence de ces subventions, comment faire pour déverrouiller la mise en place de l’écosystème SAF ?

Il aurait fallu un mandat à 10%. Mais nous sommes déjà contents des 5%. C’est le verre à moitié plein. Mais nous voyons aussi beaucoup de compagnies aériennes prendre conscience que si elles ne s’y mettent pas elles-mêmes, à un moment donné, ce ne sera plus acceptable. Nous allons y arriver parce qu’elles se mettent au boulot et prennent des engagements. C’est très positif. Et une fois que la demande est là, l’offre va venir. Si Patrick Pouyanné dit qu’il va faire 300.000 tonnes de SAF, c’est parce qu’il pense qu’il va les vendre. Il ne les fait pas juste pour les produire. Il y a des acheteurs. Il y a une demande venue de gens qui veulent voler en étant très respectueux de la planète. ll faut que ce que nous leur apportions des solutions et que ce que nous faisons soit visible.

On avait l’impression qu’avec la guerre en Ukraine le projet de taxonomie avait été rangé au fond d’un tiroir. Mais finalement, même s’il a été semble-t-il largement amendé, il reste toujours un véritable problème pour l’industrie de défense, qui aura dû mal à l’avenir à se faire financer. D’autant que le groupe de travail sur la taxonomie continue de travailler et n’a pas été dissous. Comment l’industrie de défense va-t-elle se sortir de ce piège ?

Nous avons été parmi les premiers à pointer du doigt les incohérences en Europe sur ce sujet. Il faut toutefois regarder ce dossier avec prudence. L’agression russe sur l’Ukraine a fait prendre conscience à beaucoup de gens qu’il fallait avoir un outil de défense et de sécurité et être capable de le financer. Cela a rappelé les fondamentaux. Pour autant, la taxonomie environnementale et sociale continue d’avancer. D’ailleurs, il y a beaucoup de points très positifs dans les sujets traités. Je ne veux pas rejeter en bloc la démarche, qui est de trouver des mécanismes encourageant la transformation environnementale et sociale. Mais je pense qu’on a commis une erreur sur la compréhension fondamentale du rôle de la défense. La défense devrait être encouragée, au titre de la taxonomie sociale. Parce qu’un système de défense efficace prévient les conflits, assure la paix et donc la prospérité et permet d’avoir la capacité de financer tout ce qu’il y a à financer. Il faudrait au contraire encourager le financement des activités de défense et de sécurité. Mais il y a beaucoup de points de vue très différents en Europe sur ce qu’est la défense, comment contrôler que les armements développés pour nos forces armées ne tombent dans de mauvaises mains. C’est un sujet sur lequel il faut qu’on continue à travailler. Oui, les armements du futur sont dangereux. Il faut en assurer un très bon contrôle, veiller à ce qu’ils contribuent à la paix et pas à la déstabilisation du monde. C’est toujours plus facile de croire qu’on est mieux sans armement. C’est plus simple. Malheureusement, on vient de voir que cela ne marche pas.

Avez-vous par ailleurs senti une volonté de la part du système bancaire européen de ne plus vouloir financer l’achat d’avions pour des raisons de transition environnementale ?

Dans le civil, ce n’est pas une tendance significative. On l’a vu dans le domaine de la défense arriver par l’est et le nord de l’Europe mais aussi par l’Allemagne. Cela s’est beaucoup calmé depuis le début de la guerre avec l’Ukraine. Nous avions déjà beaucoup commencé à travailler, à expliquer et nous avions un système financier assez à l’écoute de nos arguments. Il était également attentif à l’utilisation des armements dans le cadre des exportations. Aujourd’hui, je ne vois pas l’équivalent dans le domaine de l’aviation commerciale. Pendant le Covid, nous n’avons pas eu de problème pour obtenir des financements pour les ventes d’avion. Il y a une conscience très forte que l’aviation à un avenir. C’est le seul moyen de transport qui n’a pas besoin de détruire les écosystèmes au sol qu’on prétend protéger en s’affranchissant de l’aérien. Mais le sujet du carbone reste capital.. On a réussi à convaincre que nous prenions ce sujet sérieusement et que nous avions des solutions pour le régler. A partir de là, nous trouvons des solutions pour financer les achats d’avions.

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