Un « Web officiel du débat public » ?
Un collectif milite dans un article de la Tribune pour la création un Web du débat public afin de contribuer à sauver la démocratie.
On comprend évidemment la préoccupation des intéressés vis-à-vis des insuffisances des réseaux d’information en particulier sur Internet aussi des manipulations au service d’intérêts économiques, politiques voire communautaristes . La question se pose cependant de savoir si la démocratie a vraiment besoin d’un Web de débat public.En fait une sorte de Wikipédia organisant les références et l’accès à l’information sur le Web. Le risque est évidemment celui de l’étatisation de l’information. Il n’est pas certain que l’exemple de Radio France ou France Télévisions sur le Web constitue un apport démocratique substantiel si l’on se réfère à ce que produit actuellement le public qui n’est pas très différent des informations émanant du privé. Le classement et le référencement sur le Web gagneraient à être clarifiés; pour autant cela implique un classement, une hiérarchie, une accessibilité qui ne sont jamais neutres. Le mérite de ce papier est de poser un problème mais le moins qu’ on puisse dire c’est que les propositions paraissent relativement floues, voire confuses et dangereuses. L’urgence serait sans doute d’approfondir la problématique et pour commencer de manière la plus démocratique possible. NDLR
Bien loin des dictatures et des « démocratures », ce sont bien nos systèmes démocratiques représentatifs eux-mêmes qui sont en souffrance : crise de confiance des citoyens, crise de représentation, crise de la liberté d’expression, crise du dialogue social… Et en surplomb de cette « thrombose des crises » ? Une véritable crise cognitive bien plus profonde, qui fragilise considérablement le débat public et l’expression citoyenne.
Au cœur des tensions figure le plus large et le plus accessible espace d’échanges et d’interactions contemporain : l’Internet. Fake news, cyber-attaques, manipulation des consciences, exploitation des données personnelles ont été depuis plusieurs années les points d’attention des politiques et des législateurs, nationaux et européens. Nous gardons en mémoire les scandales Cambridge Analytica, le révisionnisme de certains médias russes, les manipulations d’information pré-Brexit, et faisons tous les jours l’expérience de l’ultra-contagion des théories complotistes, de l’extrême viralité d’une infox ou de l’hostilité d’une bulle filtrante sur les réseaux sociaux.
Toutefois, on est en droit de se demander si ce risque d’abus n’est pas l’arbre qui cache la forêt. Car au fond, ni les médias conventionnels (dictature de l’immédiateté, concentration et propriété des médias), ni les réseaux sociaux (bulles communautaristes, infox), ni l’Internet et ses moteurs de recherche (oligarchie des sites référencés par le moteur de recherche de Google sur un modèle « winner takes all ») ne réussissent à restituer au citoyen, sur un sujet social ou sociétal, une information neutre et exploitable dans toute sa complexité. Pour le dire autrement, nos systèmes d’information publics ne permettent pas l’éclosion apaisée, chez nos concitoyens, d’une conscience politique.
La démocratie a besoin d’un nouveau mode d’organisation des savoirs, qui appelle à une réarchitecture de la manière dont les citoyens s’informent et débattent sur le Web, afin d’évoluer vers un « Web du débat public ». Un cœur de services Web qui permettraient de donner accès à l’ensemble des contributions formelles (faits vérifiés) et informelles (opinions) existantes sur un thème politique donné. Qui proposeraient une base de données unifiée du débat d’intérêt général étiquetant et catégorisant la plupart des contenus. Qui feraient émerger du sens à partir de cette masse immense de contributions et les restitueraient à travers un langage commun (thématiques, préoccupations, solutions, arguments). Un cœur de services Web, pour conclure, qui mettraient à disposition des citoyens, des corps intermédiaires, des élus et des médias une représentation intelligible des idées et des rapports de forces en présence.
Le Web que l’on connaît – celui des GAFAM – n’a pas été conçu selon ces grands principes, il répond à d’autres objectifs, essentiellement lucratifs. Il est même démontré que le Web favorise aujourd’hui les contenus conservateurs ! Nous plaidons donc pour la création d’un ensemble de services Web alternatifs, dont les technologies clés doivent permettre de soutenir a minima 5 objectifs (d’autres apparaîtront au fil de l’eau) :
- Objectif 1 : mieux s’informer
Il s’agit d’inventer le système d’étiquetage de l’information et de restitution des requêtes faites au moteur de recherche via une représentation cartographique des résultats : mettre en place un étiquetage de l’information tenant compte de ses biais et de ses éléments « nutritifs » (émotions, faits scientifiques…) sur le modèle des mentions obligatoires sur une étiquette alimentaire, développer une cartographie des liens listés par le moteur de réponse pour mettre en perspective les différentes dimensions d’un sujet complexe en insistant sur les relations entre les sources remontées (ex : arborescence de type Mind Map).
- Objectif 2 : mieux contribuer
Il s’agit de reconcevoir les interfaces utilisateurs pour la délibération et la décision collectives : respecter une politique stricte en matière d’interfaces fondée sur des principes communs d’expérience utilisateur (accessibilité, inclusion, ergonomie…), favoriser des interfaces respectant la nuance et la complexité de l’information (principe de complexité minimale), faciliter les échanges d’arguments, promouvoir la coexistence de points de vue distincts et complémentaires (contrairement aux bulles filtrantes des réseaux sociaux) sur le modèle notamment du Web des controverses, mesurer les rapports de forces en présence, quantifier les opinions.
- Objectif 3 : mieux bâtir
Il s’agit de permettre la catégorisation et la capitalisation des résultats de tous les contenus générés par l’utilisateur dans un débat public afin de mettre un terme à l’amnésie numérique qui rend immédiatement obsolètes la plupart des contributions citoyennes : systématiser l’open data automatique des données brutes liées aux contenus citoyens, systématiser l’open data des données « analysées » par les algorithmes, favoriser la multiplicité des référentiels sur une même problématique (comme il devrait exister plusieurs couches de lecture de Wikipedia : la couche du Wikipedia des jeunes, celle des seniors, celle de telle ou telle culture, etc., mettant en exergue les points communs et les différences), permettre la portabilité des référentiels (ex : le référentiel du Grand Débat – 700 propositions – ou le référentiel de la Convention Citoyenne pour le Climat – 149 mesures – devront pouvoir être utilisés comme référentiels de départ pour toute nouvelle consultation citoyenne en ligne sur un thème cohérent avec ces 2 grandes consultations).
- Objectif 4 : donner confiance
Il s’agit de créer un Web basé sur la confiance algorithmique : favoriser les algorithmes explicables (ceux dont les règles sont établies par des humains et dont les résultats sont donc intelligibles), assurer une double transparence algorithmique (transparence sur les instructions données aux algorithmes et sur leurs effets déclarés), permettre la liberté de choix des algorithmes par les utilisateurs, garantir la propriété intellectuelle des données personnelles.
- Objectif 5 : mieux apprendre
Il s’agit de permettre l’émergence d’une démocratie de la compétence en associant la production de contenus générés par le citoyen à la mutualisation des compétences par les pairs : identifier des « experts profanes », consolider les connaissances informelles, favoriser les échanges au sein de communautés d’intérêt, imaginer un CV démocratique, un passeport citoyen ou l’obtention de crédits certifiés par une école ou une université.
Faire advenir un Web du débat public, c’est répondre a minima à ces 5 objectifs correspondant aux « essentiels » d’une agora numérique. Ce projet ne peut être laissé aux mains de la seule civic tech française (une dizaine d’acteurs représentant en 2022 moins de 20M€ de revenus cumulés) et devrait faire l’objet d’un véritable plan d’excellence nationale, de même ambition que le plan IA ou le plan Hydrogène.
C’est pourquoi un Plan Démocratie doit être lancé par l’État, visant à faire émerger une filière d’excellence française autour de l’émergence de ce cœur renouvelé de services Web, alternatif aux GAFAM et répondant à l’objectif d’éclairer le citoyen dans ses choix démocratiques. Cette filière d’excellence a vocation à faire émerger les technologies critiques qui sous-tendent les 5 objectifs cités, et favoriseront ainsi la consultation, la co-construction, la co-décision et la co-action citoyennes.
Dans l’esprit d’un Internet des Lumières, ces technologies essentielles sont des communs numériques, transverses et agnostiques des plateformes qui les utiliseront. Elles ont vocation à irriguer les espaces numériques d’expression citoyenne existants ou à venir (consultations, enquêtes, débats, forums, pétitions, votes, projets, etc.) et représentent un bien commun à protéger pour assurer notre vivre-ensemble. Toute plateforme, privée, associative ou publique (y compris les médias) pourrait puiser dans cette architecture de technologies clés par le biais d’API (système ouvert).
Une telle filière industrielle doit être soutenue en fonds propres et en capacités de financement permettant à moyen terme l’émergence de licornes françaises de la démocratie, ayant vocation à monter des alliances européennes et internationales, à exporter le savoir-faire hexagonal et à défendre notre exception culturelle – à l’ère du numérique – auprès de l’ensemble des démocraties libérales dans le monde. Nous plaidons pour l’hypothèse d’une intégration de ce plan Démocratie au sein de France 2030, opéré par le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI). Un plan de 500 millions d’euros d’investissement peut être fixé comme un objectif à la hauteur des ambitions de la création de ce Web du débat public, décentralisé, transparent, humaniste, porteur et défenseur de nos valeurs.
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