Ukraine: Lettre à Poutine, par Marek Halter
L’écrivain Marek Halter, qui connaît Vladimir Poutine depuis trente ans, lui a envoyé le 18 mai une longue lettre en forme de plaidoyer, dont il a donné copie aux « Echos »
Monsieur le président,
Nous nous connaissons depuis plus de trente ans. Notre première rencontre remonte à l’inauguration du Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg en 1992. Cette deuxième université française en Russie postcommuniste, dont l’idée revient au prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, a succédé à celle de Moscou, ouverte un an auparavant. Et elle m’a été commandée par Anatoli Sobtchak, maire de la « ville du tsar » , dont vous étiez l’adjoint, par l’intermédiaire de son homologue Jacques Chirac.
Ce jour-là, vous vous en souvenez sans doute car ce n’est pas banal, nous avons évoqué votre rapport aux Juifs. Car quand j’ai, en tant que tel, été condamné par les nazis à devenir une petite savonnette, ce sont les Russes qui m’ont sauvé la vie. Ce qui explique certainement mon attachement à votre pays. Nous avons également évoqué mon amour pour la littérature russe et pour ses personnages qui ont sans doute marqué ceux de mes livres : Natacha, le prince Bolkonsky, les frères Karamazov, l’oncle Vania…
De votre côté, vous m’avez confié, non sans une certaine fierté, avoir été pendant six ans « un James Bond russe ». Cette confidence m’a fait sourire, moi qui me suis trouvé, durant des années, sur la liste noire du KGB pour avoir combattu le goulag et participé à la libération des dissidents russes ! Notre soutien aux résistants afghans dans la lutte contre l’occupation soviétique ne nous avait-il pas valu, à mon ami Bernard-Henri Lévy et à moi, une interdiction du territoire russe ? Il m’a fallu attendre la perestroïka pour retrouver les sons de la langue et des mélodies de mon enfance.
Puis, vous êtes devenu président de la Fédération de la Russie. Nous nous sommes revus par la suite à plusieurs reprises : j’ai publié des entretiens avec vous, aussi bien en France qu’à l’étranger.
Votre guerre serait en réalité une guerre préventive. Pourquoi ne pas le dire ?
Il y a trois mois à peine, j’ai fêté mon 86ᵉ anniversaire en Russie, à l’initiative de l’université d’Etat de Moscou qui accueille depuis trente ans notre Collège universitaire français. Votre conseiller, Mikhaïl Shvydkoy, m’a transmis publiquement vos félicitations. L’une de vos phrases a particulièrement retenu mon attention : « Celui qui ne regrette pas la disparition de l’Union soviétique, qui a su réunir 73 ethnies autour d’un même rêve, n’a pas de coeur. Mais celui qui voudrait la reconquérir n’a pas de tête. »
Aussi, convaincu de l’issue pacifique de cette crise, j’ai déclaré aux médias que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’aurait pas lieu. Je me suis trompé.
Que s’est-il passé entre-temps, Monsieur le président ?
Vous souvenez-vous de la crise des missiles de Cuba ?
Le philosophe français Montesquieu écrit, dans son célèbre ouvrage « De l’esprit des lois » (1748), que la guerre incombe à celui qui la commence, mais aussi à celui qui la rend incontournable. Qu’est-ce qui vous a poussé à agir ? L’installation à vos frontières des bases de l’Otan, organisation créée en 1949 pour faire front à l’Union soviétique ? Les préparatifs d’une agression ukrainienne contre le Donbass avec l’aide américaine ? Le cas échéant, votre guerre serait en réalité une guerre préventive. Dans ces conditions, pourquoi ne pas le dire ?
Vous vous souvenez, Monsieur le président, de ces fameuses rampes de lancement nucléaires soviétiques pointées sur la Floride, installées en octobre 1962 à Cuba par le président de l’URSS, Nikita Khrouchtchev ? Aussitôt informé, le président des Etats-Unis d’alors, John Kennedy, a menacé la Russie d’une troisième guerre mondiale et mis toutes ses forces en alerte, ne laissant d’autre choix à Khrouchtchev que de céder. Pourquoi ne pas avoir suivi cet exemple ?
Il faudra à l’avenir que vous expliquiez au monde, et surtout à vos amis, les raisons qui vous ont conduit, contre toutes les prévisions, à lancer vos chars à l’assaut de l’Ukraine au lieu de vos diplomates. Encouragée par votre silence, la réponse nous vient des commentateurs de télévision qui réagissent à chaud à l’actualité, ainsi que de vos ennemis, qui ne sont manifestement pas favorables à la Russie. Oui, ce sera à vous, comme au président Zelensky, de fournir un jour aux historiens, hors propagande, les documents et les informations nécessaires à la compréhension et à l’écriture de cette part de notre histoire.
Quant à moi, j’aimerais que nous analysions un jour les véritables raisons de la haine antirusse qui s’est emparée de l’Occident. N’avons-nous pourtant pas pour principe de différencier les peuples des politiques menées par leurs dirigeants ? En France, notamment, où nous avons toujours soutenu, et soutenons encore, les hommes engagés dans des conflits qu’ils n’ont pas choisis. Pendant la guerre des Etats-Unis au Vietnam, par exemple, ou celles de George Bush père et fils en Irak. Or, aujourd’hui, ceux-là mêmes qui défendaient la souveraineté du peuple, traitent les Russes de « parias » , un peuple incarnant le mal absolu, un peuple à bannir.
Le rôle de l’intellectuel ne revient pas à condamner, mais à réclamer. En face. Au nom de la justice, qui est la même pour les puissants et pour leurs sujets.
Ma position peut-elle être comparable à celle des autres ? Le rôle que la Russie a joué dans ma vie influence-t-il mes réactions ? Le fait que nous nous connaissions fausse-t-il mes jugements ? Il y a trois siècles, Denis Diderot, qui aimait comme moi la Russie – il est l’ami et l’invité, à Saint-Pétersbourg, de la tsarine Catherine II avec qui il réalisa de nombreux entretiens -, se posait la même question. Cependant, nous savons depuis l’époque des prophètes d’Israël que le rôle de l’intellectuel ne revient pas à condamner, mais à réclamer. En face. Au nom de la justice, qui est la même pour les puissants et pour leurs sujets. Ce qu’a fait Cicéron à l’époque de César ou, plus près de nous, Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg en Russie, Jean-Paul Sartre et Albert Camus en France, Stefan Zweig et Thomas Mann en Allemagne…
Oui, Monsieur le président, ce conflit, qui est sur le point de changer la face du monde, me trouble. Imaginez-vous que même le jeune soldat russe, que les Ukrainiens exhibent et viennent de condamner à perpétuité pour crime de guerre, qui aurait dû m’horrifier, ne suscite en moi que pitié. Car ma mémoire, comme celle de tous les hommes, n’est pas innocente. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, à Kokand, dans le lointain Ouzbékistan, je lui ressemblais. Squelettique, tête rasée, j’étais un jeune homme sans loi, un « hooligan » qui s’attaquait aux inconnus pour sauver mes parents et exprimer la rage dans laquelle le pouvoir l’avait enfermé.
Je connais comme vous, Monsieur le président, l’histoire et je sais que des groupuscules d’Ukrainiens ont prêté main-forte aux nazis lors du massacre de 33.771 Juifs à Babi Yar dans la banlieue de Kiev. Cela ne fait pas de tous les Ukrainiens un peuple nazi. Et ces actes d’hier ne justifient pas les bombes lâchées aujourd’hui sur leurs villes.
Je me souviens du jour anniversaire de la victoire sur le nazisme, célébrée en 1946 sur la place Rouge et de la « Pravda » distribuée gratuitement à cette occasion. La une juxtaposait le célèbre cliché d’Evgueni Khaldeï, Juif de Donetsk, représentant un soldat soviétique en train de hisser un drapeau rouge sur le Reichstag, et la liste des héros de guerre soviétiques selon leur appartenance ethnique : les premiers étaient russes, suivis de près par les Ukrainiens et par les Juifs !
Pour les signataires de pétitions, les choses sont simples, mais pas pour l’Histoire. Il est bon de rappeler, comme le fait Edgar Morin, que, entre le blanc et le noir, il y a une palette entière de nuances de gris. C’est la raison pour laquelle le Talmud – que vous connaissez dit-on, Monsieur le Président, grâce à vos colocataires de Leningrad où vous avez grandi – nous interroge : « Voulez-vous que le méchant meure ou qu’il reconnaisse ses fautes et vive ? »
Je sais, Monsieur le président, que vous croyez comme moi dans le pouvoir du verbe. Sinon, pourquoi avoir passé deux heures, le 21 février dernier, à énumérer, à la télévision , toutes les humiliations infligées à la Russie par l’Occident ces dernières années ? Etait-ce pour justifier la guerre que vous vous apprêtiez à déclencher ? Comme l’a fait remarquer avec pertinence l’inventeur de la psychanalyse Sigmund Freud, le premier homme à avoir lancé une insulte à son adversaire plutôt qu’une pierre est « le fondateur de la civilisation ».
Oui, Monsieur le président, l’histoire nous dit qu’il est plus facile de commencer une guerre que de la finir. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, notamment, que vous appelez « patriotique », car les temps ont bien changé. Aujourd’hui, avec la mondialisation, la pression économique et médiatique, il n’est plus possible de vaincre par les armes. Les dénouements des récentes ingérences américaines en Irak et en Afghanistan le prouvent. Comme l’a prévu Clausewitz, « la guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autres moyens ». Or, la politique, elle, se fait en parlant.
Trois mois après le début de ce conflit, n’est-il pas temps de trouver un moyen de l’arrêter ? Pourquoi pas en proposant, comme le général de Gaulle en 1958 dans le contexte de la guerre d’Algérie, la « paix des braves » à ses adversaires ? L’homme éclairé que vous êtes s’est certainement rendu compte que la guerre d’Ukraine, comme on l’appelle, a largement débordé le champ de bataille que vous aviez dessiné. Elle a inondé les écrans de télévisions du monde, au point que l’on se demande de quoi parleront nos journalistes une fois la paix signée. Et ceux qui suivent l’actualité à travers leur lucarne n’ont ni votre connaissance de l’histoire ni vos références.
Pour échapper à ce nouveau redécoupage du monde, qui relègue la Russie à l’Orient et l’éloignera de ses sources historiques et culturelles, il ne s’agit pas de gagner cette guerre, mais de l’arrêter.
Les malentendus, l’incompréhension des événements sont dus à une double lecture : celle de ceux, minoritaires, qui essaient de rattacher chaque événement tel l’un des maillons égarés à la longue chaîne que forme l’histoire de l’humanité ; et celle de ceux, adeptes de l’amalgame, qui, comme Fabrice, le personnage de Stendhal, auraient pris le champ de bataille de Waterloo dont ils étaient témoins pour celui de Stalingrad, et le compareraient à celui de Marioupol.
Monsieur le Président, ne tombez pas dans le piège dans lequel les Américains tentent de vous enfermer. Car aujourd’hui ce sont eux qui contrôlent la marche des événements et empêchent le président Zelensky d’envisager, comme il était prêt à le faire auparavant, une autre solution à ce conflit que la poursuite de cette guerre qui ne profite à présent qu’aux Etats-Unis. À leur économie. En détruisant celle de l’Europe, en l’éliminant, tout simplement, comme force politico-économique indépendante, en incarnant de nouveau ce rôle de « grand frère », de protecteur, comme seul et unique modèle face aux systèmes autoritaires qui règnent sur plus de 40 % de la population mondiale. C’est contre ce danger que s’élevèrent, en 1962, le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer, en lançant les prémisses de cet autre modèle qu’est l’Europe : une alliance entre des pays libres, sans domination des uns sur les autres, et à laquelle, selon eux, la Russie aurait dû se joindre. Cette Europe-là, le rêve de Victor Hugo (que vous avez lu), est en train de mourir dans les plaines d’Ukraine. Elle sera bientôt remplacée par une alliance militaire, l’OTAN, qui n’existe que dans la perspective d’autres guerres.
Monsieur le Président, pour échapper à ce nouveau redécoupage du monde, qui relègue la Russie à l’Orient et risque de l’éloigner définitivement de ses sources historiques et culturelles, il ne s’agit pas de gagner cette guerre, mais de l’arrêter. D’urgence. Ce qui épargnera des milliers de vies et vous donnera, à vous et au président Zelensky, l’opportunité de sortir de ce guêpier dans lequel la lecture de vos mémoires respectives vous a enfermés, sans trop de dommages pour votre orgueil national.
Je me suis demandé, Monsieur le président, comment un homme comme moi, un homme qui n’a à sa disposition que sa plume, et l’expérience de la violence et de la haine – un vécu dont il peut témoigner -, un homme qui n’a eu de cesse de pousser ses congénères au dialogue et qui a la chance de pouvoir s’adresser aux présidents, peut aider à la recherche d’une solution.
Il y a quelques années, à l’instar de mes aînés, j’aurais lancé un mouvement pour la paix, suscité des marches, lancé des anathèmes signés par des centaines de célébrités, organisé des conférences qui auraient réuni, sous les vivats d’une foule d’hommes et de femmes de bonne volonté, les intellectuels russes et ukrainiens appartenant donc aux peuples qui se font la guerre. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus de dissidents, plus d’opposants « charismatiques » – ainsi que les nommait le sociologue Max Weber – et qui forçaient l’écoute. Les hommes surfent sur l’éphémère. Il reste cependant, et je suis persuadé que vous serez d’accord avec moi, Monsieur le Président, la religion. Il est vrai que chacun a la sienne, mais toutes ont en commun l’espoir d’un monde meilleur et s’adressent à ceux qui revendiquent cet espoir.
C’est pourquoi, Monsieur le président, je projette, avec plusieurs représentants des différents cultes, catholiques, orthodoxes, protestants, musulmans, juifs, bouddhistes, d’organiser une Caravane pour la Paix à Moscou puis à Kiev. Imaginez cette caravane arrivant sur la place Rouge, après avoir parcouru des milliers de kilomètres, s’arrêtant devant la cathédrale Saint-Basile pour y faire entendre, peut-être même en présence d’une délégation du Vatican, une prière pour la paix.
Saisirez-vous cette occasion pour vous joindre à nous et déclarer la fin des hostilités ? « Sauver une vie humaine, disent les Ecritures, c’est sauver toute l’humanité. »
Par ce simple geste, vous surprendriez le monde et inaugureriez une conduite politique inattendue, un renouveau de la diplomatie. Le peuple russe et l’histoire vous en seraient reconnaissants.
0 Réponses à “Ukraine: Lettre à Poutine, par Marek Halter”