Travailler moins , vivre mieux et gagner plus !
« On est passé de faire carrière à réussir sa vie et de réussir sa vie à prendre soin de soi » (Jérémie Peltier, Fondation Jean-Jaurès).
Un article qui rend bien compte de la marginalisation de la valeur travail notamment par la gauche qui pourtant en avait fait un élément fondamental du progrès et de la socialisation.
Un article qui mérite la lecture pour montrer le glissement sociétal et économique d’un pays perdu.
Jérémie Peltier est directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès, auteur de « La fête est finie ? » aux éditions de L’Observatoire (octobre 2021) et directeur de collection aux éditions de L’Aube. Attentif aux transformations sociétales de notre époque, il en décrypte les signes qui forgeront la société de demain. Pour La Tribune, il s’interroge sur la notion de « faire carrière » et le déclassement de ce marqueur social. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune – N°9 « Travailler, est-ce bien raisonnable? », actuellement en kiosque)
Dans une époque où le sens du mot « travail » est en pleine redéfinition, où la sphère privée prend le pas sur la sphère professionnelle, qu’est-ce que « faire carrière » signifie aujourd’hui ?
Jérémie Peltier La notion même de « faire carrière » est sans doute l’un des éléments qui a le plus changé ces dix dernières années. Cela concerne la jeune génération, bien sûr, mais pas seulement. Cette transformation touche l’ensemble de la population. On disait « faire carrière », car le plus souvent nous étions identifiés à notre travail. Notre statut social en dépendait. Il suffit d’observer un groupe de personnes qui se rencontrent pour la première fois et la question qui est classiquement posée c’est : « Et vous, que faites-vous dans la vie ? » Entendons par là : « Que faites-vous comme métier ? » Mais désormais, je crois que le hors-travail structure le travail. C’est-à-dire que le temps libre est en train de devenir un marqueur social. C’est une tendance qui existait déjà avant la crise et qui s’est accélérée depuis. Aujourd’hui, nous sommes identifiés par rapport à nos loisirs, notre lieu d’habitation, bien plus que par rapport à notre travail. Et effectivement la notion de « faire carrière » n’a plus le sens aussi puissant qu’on lui prêtait. Un autre élément entre en jeu également, c’est la défiance de la jeune génération vis-à-vis des grands groupes. C’est une tendance que nous avons vue poindre déjà avant la crise : les jeunes de la dernière génération multiplient les expériences professionnelles, n’ont plus cette fidélité que l’on pouvait avoir pour une entreprise, une certaine cohérence dans le parcours. De fait, « faire carrière » n’a pas la même connotation dans une époque où globalement le désir de fidélité vis-à-vis de son job et de son entreprise est moindre. Certains trentenaires et quarantenaires ont même tout lâché du jour au lendemain pour retrouver du sens dans leur travail ; on a vu des ingénieurs et cadres d’entreprise partir pour ouvrir une boulangerie, une micro-brasserie… Alors, c’est vrai, on peut considérer que ce sont des épiphénomènes, mais cela modifie tout de même la notion de « faire carrière ». Ce n’est plus une carrière linéaire mais une carrière beaucoup plus agile.
La crise sanitaire n’a-t-elle pas fragilisé cette agilité ?
J.P. Le dernier élément qui pourrait remettre en cause cette notion de carrière agile est un élément que nous avons observé dans nos enquêtes de décembre 2021. Le Covid-19 a eu un effet extrêmement angoissant auprès des jeunes. À tel point qu’un tiers des 18-24 ans se voyaient bien rester, dans le futur, dans la même entreprise pendant plusieurs années. Ce qui est assez logique car c’est une génération qui a subi les effets de la crise sanitaire, la fin d’un certain nombre de CDD, le non-renouvellement de contrats d’alternance, la fin des petits jobs qui leur permettaient de subvenir à leurs besoins en même temps qu’ils poursuivaient leurs études. De ce point de vue, il y a quelque chose de beaucoup plus pragmatique et classique dans la façon qu’ils ont d’appréhender leur vie professionnelle. Cela remettrait presque au goût du jour cette notion même de « faire carrière » en lien avec la fidélité à une entreprise car c’est gage de sécurité et de sérénité. Ce qui leur a manqué durant la crise.
Pour autant, est-ce que l’expression « faire carrière » garde encore du sens ? Car même si l’angoisse de ne pas avoir de travail existe, il semblerait que le travail ne définisse plus l’essence même de l’individu. Face à ce déplacement de valeur, est-ce que « faire carrière » est une expression qui va perdurer dans le langage courant ? Ne va-t-on pas lui préférer « réussir sa vie » ?
J.P. On est passé de « faire carrière » à « réussir sa vie » et de « réussir sa vie » à « prendre soin de soi, de son corps et de sa tête ». C’est une attitude très individuelle qui s’éloigne des standards de réussite, comme avoir une vie de famille épanouie, une maison, un territoire dans lequel on aime habiter… Notre époque est celle de la société du bien-être, de la culture du bien-être. Aujourd’hui, avoir une vie épanouie, c’est avoir une vie saine dans laquelle on fait attention à son rythme de vie. De fait, cela tend à relativiser la place du travail dans nos quotidiens. Il n’y a pas si longtemps, nos journées étaient structurées en fonction du travail : l’heure du lever, du coucher, la date des vacances… Maintenant, c’est le travail qui doit s’adapter au rythme de vie que nous avons choisi.
On est passé de « travailler plus pour gagner plus » à « travailler moins pour vivre mieux ». Est-ce que le Covid-19 a accéléré cette tendance ? Et, finalement, vivait-on si mal que cela ?
J.P. C’est vrai que cette tendance existait déjà et a été accélérée, notamment pour deux raisons. La première concerne tous ceux pour qui le télétravail était possible, ils se sont aperçus qu’ils pouvaient largement gérer leur journée avec un début d’activité à 9 heures ou 9 heures 30, une pause déjeuner d’une heure, une heure trente et une fin de journée à 18 heures car du jour au lendemain, ils ont arrêté de perdre du temps dans les transports, dans des réunions à n’en plus finir, qui ne servent à rien et qui globalement vous font perdre du temps sur votre activité. Et de fait, à 18 heures c’est un ensemble d’activités qui se terminent et du temps libre qui s’ensuit. Cela a accéléré la relativisation de la place du travail dans la vie quotidienne des individus.
La seconde raison concerne les personnes qui avaient des activités manuelles et qui, en étant au chômage partiel, se sont rendu compte que potentiellement elles avaient une vie bien peu épanouissante. Ces personnes-là ont compris qu’elles avaient des métiers qui les empêchaient tout simplement de profiter de leur vie. Il y a eu une prise de conscience très violente de la part des cafetiers, serveurs et autres personnes travaillant dans les services : non seulement elles avaient des jobs la plupart du temps mal payés, mais elles avaient des horaires totalement absurdes qui les empêchaient de profiter de leur vie de famille et de leur vie amoureuse. Alors, oui, cela a accéléré la remise en cause de la place du travail dans la qualité de vie.
Une qualité de vie que la jeune génération fait passer avant tout…
J.P. Une partie de la jeune génération a un objectif très pragmatique, celui de mettre suffisamment d’argent de côté jusqu’à 40/50 ans pour ensuite profiter de la vie et passer du temps autre qu’à travailler. De fait, la notion même de « faire carrière » devient totalement obsolète parce que finalement ce serait une carrière qui s’arrêterait vite, comme celle d’un footballeur. Ce souhait de profiter de la vie va de pair avec le fait que la jeune génération n’envisage pas de travailler jusqu’à 70/80 ans. C’est une génération qui ne s’intéresse pas au débat sur la réforme des retraites, elle ne l’a pas du tout intégré ni projeté. C’est même l’inverse, le fait de travailler potentiellement jusqu’à 60/70 ans, ce n’est pas un projet de vie. Les jeunes ne se voient pas travailler longtemps, en tous les cas, pas aussi longtemps que leurs parents.
L’obsolescence de la notion de carrière concerne-t-elle uniquement les très jeunes ?
J.P. Pas complètement. Beaucoup de schémas dits traditionnels sont en train de disparaître. Il existe de moins en moins de grands patrons, de grands capitaines d’industrie qui courent vers le récit de ce qu’ils ont fait, qui parlent de leur carrière justement. Aujourd’hui, les grands patrons, sur la place économique et financière, sont des gens qui achètent des entreprises, les revendent, qui rachètent ensuite, ce sont des hommes d’affaires, ce ne sont pas de grands capitaines d’industrie car l’époque a changé, la désindustrialisation a fait que les grandes industries ont été amenées à disparaître au profit d’une société de services. C’est beaucoup plus difficile de parler de carrière à quelqu’un qui n’a fait qu’acheter et vendre des entreprises tous les deux ou trois ans. On revient à la comparaison du footballeur qui change de clubs tous les deux ans alors qu’avant il pouvait faire sa carrière dans le même club. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué de dire « Quelle belle carrière tu as faite ! », car cette carrière est très difficile à rendre cohérente, très difficile à décrypter. Cette obsolescence de la notion de carrière est intéressante, elle est révélatrice de changements sociétaux profonds.
C’est-à-dire ?
J.P. Aujourd’hui, le travail n’est plus envisagé de la même façon, certes, mais cela révèle un problème de fond : celui de la motivation. Lorsque l’on évoque la relativisation de la place du travail, l’obsolescence de la notion de « faire carrière », le hors-travail qui structure le travail, à mon sens, cela questionne sur l’effort que l’on est encore capable de mettre pour le travail. C’est une notion dont on ne parle pas vraiment et qui est fondamentale : quelle motivation peut-on encore avoir pour exercer des activités autres que des activités jouissives et ludiques dans une société qui supporte mal de ne pas être épanouie, de ne pas jouir de son temps libre.!
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