Pour le vote obligatoire ?
Imposer le vote aux citoyens ne va pas forcément renforcer leur participation au scrutin électoral. Explications. Par Jean-Benoit Pilet, Université Libre de Bruxelles (ULB) et Fernando Feitosa, McGill University ( « le Monde »)
Tribune
Avec un taux de participation de 63,23 % pour le second tour de l’élection présidentielle (à 17h), en baisse de près de 2 points par rapport au premier tour et aux scrutins précédents, la question de l’abstention a été au cœur de l’attention médiatique. En effet, les chiffres de la participation électorale demeurent bien d’ordinaires plus élevés pour les présidentielles que pour les autres scrutins. À titre d’exemple, en 2019, aux élections européennes, 50,7 % des inscrits avaient voté, et ce chiffre est même descendu à 33,4 % au premier tour des élections régionales de 2021.
Le retrait du processus électoral d’un grand nombre d’électeurs observé actuellement en France, comme dans de nombreuses autres démocraties, mène à la question suivante : pourquoi certains citoyens votent-ils aux élections, alors que d’autres s’abstiennent ? Les chercheurs en sciences politiques et sociales se sont penchés sur cette question depuis plusieurs années, et ils ont identifié plusieurs facteurs qui peuvent expliquer la participation électorale des citoyens.
L’un des facteurs qui ressort de ces études est la conception du vote en tant que devoir civique (le « sense of civic duty » dans la littérature anglo-saxonne. La recherche a montré, par exemple, que la probabilité de voter augmentait 19 points de pourcentage lors de l’élection présidentielle américaine de 2008 quand un individu voit le vote comme un devoir civique plutôt qu’un choix personnel.
Dans cette perspective, le problème de l’abstention en France est possiblement lié au fait qu’un grand nombre des citoyens français ne pensent pas que le vote représente un devoir civique. Ainsi 36 % des individus interrogés dans le cadre de la dernière étude « Making electoral democracy work » (MEDW) en France (en 2014) ont déclaré que, selon eux, le vote n’est pas un devoir civique. Les faibles niveaux de devoir civique sont particulièrement prononcés parmi les nouvelles générations de citoyens, qui constitueront la majorité de la population éligible à voter dans l’avenir .
Face à de tels niveaux de perception du vote comme devoir civique, l’une des questions qui peuvent se poser est de savoir si certaines actions ou réformes pourraient modifier la donne.
Les travaux antérieurs discutent notamment le rôle de la socialisation politique ou encore des programmes d’éducation civique, mais une réforme semble en particulier avoir un fort potentiel pour accroître la perception du vote comme un devoir civique : la mise en place du vote obligatoire, tel qu’il est pratiqué, par exemple, en Belgique ou encore au Brésil. Dans ces pays, l’abstention est moralement condamné par l’État, ce qui peut être accompagné des sanctions de nature financière (le payement d’une amende) ou même administrative (comme l’impossibilité temporaire de l’obtention d’un passeport par les abstentionnistes au Brésil).
Dans un article publié dans le Electoral Law Journal, en 2020, Fernando Feitosa, André Blais et Ruth Dassonneville montrent que le vote obligatoire peut être un mécanisme d’incitation et de renforcement de l’idée que le vote est un devoir civique. Les auteurs le font en analysant l’abolition du vote obligatoire au Chili, en 2012, et en explorant dans quelle mesure la perception du vote comme un devoir civique s’est détérioré après l’abandon de l’obligation de voter dans le pays.
Avec cette approche méthodologique, les auteurs constatent que le devoir civique a diminué de 10 points de pourcentage, en moyenne, après la mise en œuvre de cette importante réforme électorale, résultat également observé lorsque les auteurs examinent les données de l’International Social Survey Program (ISSP).
Pourquoi le vote obligatoire est-il positivement associé au devoir civique ? La logique est simple. En plus – et peut-être de manière plus importante que – de simplement remplir une fonction instrumentale, les lois représentent un mécanisme par lequel les États créent ou renforcent les normes sociales. Autrement dit, en définissant une action donnée comme « légale » ou « illégale », l’État signale à la population qu’une telle action est « bonne » ou « mauvaise » sur le plan moral, affectant la perception du public sur la façon dont un « bon » citoyen doit se comporter. De ce point de vue, en établissant que le vote est obligatoire, l’État signale qu’un « bon » citoyen vote, et, en revanche, qu’un « mauvais » citoyen s’abstient lors des élections, association qui favorise la perception du votre comme devoir civique de voter chez les citoyens.
L’étude de Feitosa, Blais et Dassonneville le montre, le vote obligatoire peut avoir une influence significative sur la perception du vote comme devoir civique, et par là sur la participation électorale.
Cependant, d’autres travaux montrent également que le vote obligatoire peut avoir des conséquences moins positives. Diverses analyses ont montré, par exemple, qu’en forçant les citoyens à voter, l’État peut rendre les gens plus insatisfaits par rapport à la politique. De plus, des études ont montré que le vote obligatoire peut même réduire le lien entre les préférences politiques des individus et leur choix électoral, et, par cela, la représentation des certains groupes des citoyens à la politique.
En d’autres termes, il serait naïf de croire que le vote obligatoire constituerait la solution miracle à toutes les difficultés de la participation électorale en France, ou ailleurs.
Malgré cela, il est important de souligner que ce mécanisme peut avoir des vertus en période de hausse de l’abstention. Son avantage principal n’est pas de forcer les électeurs à voter mais plutôt de modifier la perception que les citoyens ont de l’acte de voter. Rendre le vote obligatoire peut contribuer à diffuser une norme sociale selon laquelle voter est un devoir citoyen, et par là à revaloriser la participation politique au sens large. En ce sens, le vote obligatoire montre comment les institutions peuvent contribuer à façonner le rapport des citoyens à la politique, un aspect souvent négligé dans les débats médiatiques, politiques et sociaux.
______
Par Jean-Benoit Pilet, Professeur de Science Politique, Université Libre de Bruxelles (ULB) et Fernando Feitosa, Postdoctoral fellow, McGill University.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Jean-Benoit Pilet et Fernando Feitosa
0 Réponses à “Pour le vote obligatoire ?”