Le social de Marine Le Pen est conservateur
Qu’est-ce que « le social » et a-t-il vraiment sa place dans le programme de Marine Le Pen ? Par Fabrice Flipo, Institut Mines-Télécom Business School.
Sauf qu’une analyse approfondie des programmes montre bien qu’aucun des deux ne s’engage réellement sur la question, et Marine Le Pen peut-être encore moins encore qu’Emmanuel Macron.
Interrogé par Appolline de Malherbe sur le volet social du programme du RN, le 12 avril dernier, Louis Alliot soutient que le programme de la candidate se situe au-delà de la droite et de la gauche et comporte des mesures quasiment socialistes – sans aucune réaction de l’intervieweuse.
Les hôpitaux, les forces de police, les « gilets jaunes » ; l’urgence sociale serait là, à nos portes. Le vice-président du Rassemblement national peut ainsi dénoncer la « casse sociale » opérée par Emmanuel Macron.
D’autres commentateurs tels qu’Alain Duhamel sur la même chaîne mettent en avant la « préscience » avec laquelle Marine Le Pen a vu venir « la question sociale ».
Or de quoi parlons-nous exactement ? Qu’est-ce que « le social » ? Le sens commun renvoie le social à ce qui relève de l’organisation de la société, à côté de l’économique et du politique, entendu comme jeu des partis. C’est le social de la sociologie, qui étudie ce qui fait société. Un second sens est attesté dès l’Antiquité : le social comme désaccord, rapport antagonique entre individus ; ainsi les « guerres sociales » qui désignent le conflit entre Rome et ses alliés, autour du premier siècle avant Jésus-Christ. Il s’agit donc d’affrontements se situant à l’intérieur d’une société, et non à l’extérieur. L’enjeu est donc celui d’intérêts divergents, relatif aux inégalités en tant qu’elles sont des injustices, dont Thomas Hobbes tenait qu’elles sont à l’origine de l’État.
A l’époque moderne, l’idéologie politique qui se saisit de la question sociale est le « social-isme », terme apparu sous la plume de l’abbé Sièyes, à la veille de la révolution. Ce courant de pensée tout autant que d’action politique s’oppose à ce qu’il nomme l’anarchie industrielle, qu’il veut organiser et mettre au service des plus démunis : ceux que les Romains appelaient des prolétaires.
L’une des institutions emblématiques de cette égalisation des conditions et des destins est la sécurité « sociale » (qui protège contre les risques de perte de revenus, engendrés par la maladie, le chômage et la vieillesse). C’est aussi l’action des travailleurs « sociaux » (qui aident les plus démunis). En résumé, le social désigne ce : « qui favorise une meilleure adaptation des plus défavorisés à la société ». Et c’est bien ce sens-là auquel se réfère le débat de l’entre-deux tours.
Le programme de Marine Le Pen comporte-t-il des mesures « sociales » ? Si on l’étudie tel qu’on peut le trouver sur son site Internet, le résultat est riche en enseignement.
À première vue, ce programme est le contre-point parfait de celui d’Emmanuel Macron. Ce dernier met en avant l’ouverture, l’aventure, l’Europe, le monde ; il parle aux classes qui tirent partie de la mondialisation. La candidate fait le bilan de cette stratégie et montre sans difficulté que deux tiers de la population n’en a pas profité. Le fait est des plus banals ; il peut être illustré par la désormais célèbre courbe de Branco Milanovic.
Que propose-t-elle ? Marine Le Pen annonçait au départ que le chiffrage de son programme « sera rendu public au cours de la campagne ». Mais elle affirmait :
« La politique étant avant tout une question de choix et de priorités, c’est grâce à des économies que je financerai les nouvelles dépenses et grâce à une réorientation de notre modèle économique que je compte assainir les finances publiques fortement dégradées au sortir de ce quinquennat. » (p. 5)
Les bases sont déjà là : il y aura de nouvelles dépenses oui mais financées sur des économies. Et le modèle économique de la France devra évoluer, principalement pour retrouver de la souveraineté.
La souveraineté s’exerce d’abord dans le domaine du régalien : dépenser plus pour la défense (premier poste, dans l’ordre de l’exposé) et la sécurité intérieure (notamment la police, la gendarmerie et la justice – recrutement de magistrats -, et les prisons), sans amélioration de salaire.
Quid du nouveau modèle économique pour la France ? Le regain de souveraineté alimentaire proposé ne fera pas baisser le coût de l’alimentation ni augmenter les salaires, pas plus qu’une transformation écologique réduite à l’arrêt des renouvelables et à la relance du nucléaire, ni un soutien non précisé à la R&D, ni l’établissement d’une priorité nationale dans les achats publics, la fin du travail détaché ou une politique de simplification administrative. D’autant que Marine Le Pen entend préserver « une saine concurrence pour nos entreprises ».
Les institutions sociales seront restreintes et non étendues, et mises au service de la puissance nationale plutôt que de la redistribution : réduction des dépenses consenties envers les étrangers (8 milliards d’économies espérées) ; chasse aux fraudeurs de la sécurité sociale (entre 14 et 40 Mds) ; soutien financier à la natalité, la population étant une composante de la puissance. Les ultramarins se voient promettre une priorité d’accès aux études, au logement social ou au service militaire, oui, mais au service de la grandeur notamment spatiale de la France, et sans amélioration sociale.
La santé sera soutenue, oui, mais… en mettant en place la télémédecine (un pis-aller) et des consultations à prix bonifié pour attirer les médecins libéraux, remboursés par la sécurité sociale, ce qui revient à faire subventionner les médecins par les salariés.
Un « effort financier conséquent » est annoncé sur le salaire des soignants est évoqué, sans précision ni sur le montant ni sur la manière de l’obtenir. En ce qui concerne les Ehpad, le système privé est reconduit, ainsi que sa logique de rentabilité : seul le contrôle des établissements est renforcé.
Et la fameuse hausse de pouvoir d’achat, estimée entre 150 et 200 euros ? Elle passe par quatre mesures : la baisse des péages autoroutiers (via une nationalisation) et de la TVA sur l’énergie (de 20 à 5 %), la privatisation de l’audiovisuel qui supprimera la redevance, ainsi que l’exonération des cotisations patronales, qui permettrait d’augmenter les salaires (« la case en bas à droite de la feuille de paie », suivant l’expression de la candidate).
Aucune de ces mesures ne garantit de hausse significative du revenu net. La dernière mesure consiste à réduire le salaire indirect (issu des cotisations sociales) pour une hypothétique augmentation du salaire direct, laissée à l’appréciation des patrons. La baisse de la TVA se paiera par une baisse des services de l’État – et donc une baisse du pouvoir d’achat indirect. Enfin rien ne dit que l’information coûtera moins cher, une fois privatisée ; pour ne rien dire de la qualité. Et la baisse des péages sera loin des 150 euros mensuels…
Le programme ne prévoit donc aucune modification dans la distribution des revenus : les pauvres restent pauvres, et les riches restent riches. Il conforte également l’ordre établi sur le plan du patrimoine, puisque Marine Le Pen prévoit la suppression de tous les impôts entravant la transmission des patrimoines, y compris l’IFI, au profit d’un Impôt sur la Fortune Financière visant exclusivement la spéculation.
Enfin Marine Le Pen souhaite « un accès le plus précoce possible au marché du travail » (p.24). La massification de l’enseignement secondaire et supérieur est dénoncée, consommant des moyens « qui défient le bon sens » (p.30). 80 % des jeunes seraient dirigés vers une filière professionnelle à 14 ans. Soit à la clé une fonte rapide des effectifs des universités, et donc de leur coût – serait-ce le moyen inavoué de financer la baisse de la TVA et autres dépenses ? En tout cas le point a peu été relevé.
On le voit, le « social » – en clair les mesures sociales qui viendraient améliorer la condition des populations les plus démunies – n’est pas présent dans le programme de Marine Le Pen. Les salaires n’augmentent pas, la redistribution est inexistante – qu’il s’agisse des salaires ou des patrimoines.
La ligne du RN est claire : c’est celle d’une droite radicale, extrême ou « forte », comme on voudra, que l’on nomme plus adéquatement en philosophie politique en parlant de conservatisme. Le « social », s’il est clairement un sujet de campagne pour Marine Le Pen, ne se traduit pas dans les faits par des mesures concrètes qui pourraient améliorer les choses.
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Par Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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