Les complexités de la nouvelle sociologie française
Après une pandémie mondiale, la guerre en Ukraine rappelle à nouveau l’urgence et l’ampleur des défis qui se posent au pays : crise écologique planétaire, exacerbation des concurrences économiques, accroissement des inégalités de tous ordres.
Face à ces enjeux, alors qu’elle se termine, la campagne pour l’élection présidentielle de 2022 est apparue bien rabougrie. Cette atrophie illustre à la fois la faiblesse des corpus théoriques mobilisés dans les appareils politiques et l’appauvrissement du débat public en France.
Alors que le pays s’enorgueillit d’une tradition d’exigence intellectuelle, alors que les mutations à l’œuvre exigent d’appréhender la France en Europe et dans le monde avec des grilles de lecture nouvelles et complexes, les candidats, gauche et droite confondues, se sont emparés paresseusement de caricatures sociologiques et géographiques pour construire leurs discours et leurs propositions. En écho, à quelques exceptions notables près, une large partie des grands médias se sont contentés de les relayer sans le moindre esprit critique, voire de les alimenter pour organiser des clashs stériles plutôt que de véritables débats contradictoires.
Ces vues d’avion en noir et blanc ont en commun d’envisager la France à travers de grandes catégories sociales, spatiales et culturelles supposées homogènes. D’un côté, la France d’en bas, « périphérique », selon l’expression de Christophe Guilluy, populaire, déclassée par la globalisation, réfractaire à l’écologie, mais enracinée dans un terroir et des valeurs ; de l’autre, la France « d’en haut », soit élitaire et enrichie par la mondialisation, soit cosmopolite et protégée par l’Etat, mais, dans tous les cas, « archipellisée », comme la décrit Jérôme Fourquet, par le nomadisme, la perte des repères et l’influence du wokisme !
Comme pris de mauvaise conscience ou d’une curiosité souvent empreinte de condescendance, certains journalistes parisiens, qui se voient tous appartenir à la seconde France, affluent depuis le début de la campagne vers la première ; on envoie jusqu’aux reporters de guerre pour tenter de voir le pays « en face » (Anne Nivat, La France de face, Fayard, 384 p., 22 euros). En retour, ceux qui osent mettre en doute ces récits sont taxés d’être aveuglés par le « réel » ou déconnectés du « peuple ».
Opposant grossièrement campagnes « oubliées » et banlieues « arrosées », métropoles « barbares » et villes moyennes « revanchardes », la plupart de ces analyses, produites sur la base de sondages ou d’essais vite écrits, sont en effet obsolètes, erronées et délétères. Elles occultent tous les acquis des sciences sociales qui montrent, au contraire, que la fragilité socio-économique traverse les territoires et que la France est désormais une mosaïque tissée serrée d’interdépendances, où villes et campagnes se confondent, où local et global s’entremêlent, où richesse et précarité se juxtaposent. Ce sont précisément ces nouvelles lignes de faille qu’il faudrait analyser avec justesse pour pouvoir les réparer avec délicatesse.
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