Santé : Faire face à l’épidémie d’obésité
Manger pour vivre ? Bien sûr ! Mais bien manger pour bien vivre ? Entre contraintes de choix et mauvaises habitudes, difficile, parfois, d’obéir à ce deuxième impératif… Aujourd’hui, cependant, la demande pour des produits alimentaires sains ne cesse d’augmenter, sur fond de prise de conscience des consommateurs et de vigilance de la part de certaines organisations. Et l’offre doit s’adapter. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune – N°8 « Du champ à l’assiette – Mieux produire pour bien manger », actuellement en kiosque).
Comment en est-on arrivé là ? Sans remonter à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a donné naissance, dans une Europe dévastée, à des politiques de production agricole intensive pour nourrir les populations, « depuis plusieurs décennies, nos habitudes alimentaires ont été modifiées par l’accroissement de la richesse et l’industrialisation », remarque Emmanuelle Kesse-Guyot, de l’équipe de recherche mixte (Inserm/Inrae/Cnam/Université Sorbonne Paris Nord) en epidémiologie nutritionnelle (EREN). Et alors qu’auparavant, le régime alimentaire était principalement végétal, il est devenu de plus en plus carné. Mais aussi de plus en plus sucré, de plus en plus salé, de plus en plus gras. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que, de l’avis des nutritionnistes, les humains « aiment ça », mais aussi, et peut-être surtout, parce que les industriels de l’agroalimentaire sont d’autant plus ravis de satisfaire leurs goûts que certains ingrédients servent leurs intérêts. En effet, ajoutés aux produits, ils permettent notamment de faire des économies sur les denrées de base, plus chères… Pourtant, ils présentent de graves dangers.
Les liens entre (mauvaise) alimentation et (mauvaise) santé ont été étudiés depuis des décennies et ne laissent aucun doute. À titre d’exemple, dans son rapport de 2016 établissant des recommandations sur l’apport en sucres, l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) soulignait que « l’excès de sucre peut entraîner surpoids, obésité et maladies qui y sont associées, comme le diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires et certains cancers ». Et alors que « l’organisme a davantage de difficultés à gérer des sucres sous forme liquide, par exemple », souligne Emmanuelle Kesse-Guyot, l’agence alertait sur les sodas, nectars et autres jus de fruits, et recommandait en outre aux adultes de ne pas consommer plus de 100 g de sucres par jour, quantité considérée comme maximale par l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Enfin, l’Anses notait que 20 à 30 % des Français ont des apports en sucres supérieurs à la norme…
Cet engouement pour le sucre est tel que dans les pays riches, mais aussi, désormais, dans les pays émergents, après les cancers et les maladies cardiovasculaires, c’est une épidémie d’obésité et de diabète qui s’est développée. Près de 2 milliards d’adultes étaient en surpoids en 2016, dont 650 millions d’obèses, selon l’OMS. En l’espace de 45 ans, l’obésité a quasiment triplé. En France, une étude de Santé publique France montre qu’en 2016, 17 % des enfants âgés de 6 à 17 ans avaient une « prévalence du surpoids », dont 4 % d’obèses, ce qui équivaut à un enfant sur six…
Mais ce n’est pas tout. Au-delà du sucre, du sel et du gras, conservateurs, édulcorants, antioxydants, agents de texture et exhausteurs de goût entrent aussi dans la composition des aliments ultra-transformés. Reconnus comme présentant des risques pour la santé, certains ont été interdits en Europe. D’autres, cependant, dont les effets sont encore incertains mais suspects, sont toujours utilisés.
« Depuis la fin des années 1990 et la crise de la vache folle, sur le papier, le Règlement européen 178/2002, qui inclut le principe de précaution en matière de sécurité des aliments, est relativement protecteur, mais il n’est pas suffisamment appliqué », regrette d’ailleurs Karine Jacquemart, la directrice générale de Foodwatch, une ONG qui se bat pour une alimentation sans risques, saine et abordable pour tous.Alors que certaines entreprises de l’agroalimentaire « osent utiliser l’argument ‘santé’ pour vendre leurs produits, nous devons en fait nous battre pour qu’ils ne soient pas dangereux ! », tonne-t-elle.
Dernière campagne en date, lancée en décembre 2021, sur des produits dérivés du pétrole, les hydrocarbures aromatiques d’huiles minérales (MOAH). Omniprésents dans l’environnement, par exemple dans les encres sur les emballages et les nettoyants industriels, ils peuvent passer dans les aliments. Après avoir effectué des tests dans cinq pays, Foodwatch a trouvé qu’un produit alimentaire sur huit était contaminé. C’est vrai, en France, pour certains cubes de bouillon et de margarines. Or selon l’EFSA, l’autorité sanitaire européenne, toute exposition à travers l’alimentation présente un risque, puisque les MOAH sont potentiellement cancérigènes, mutagènes et perturbateurs endocriniens… Foodwatch appelle donc l’Union européenne à durcir la législation dans ce domaine, car pour l’heure, si, à la suite de l’une de ses campagnes sur les laits en poudre infantiles, la Commission a imposé un seuil maximum de présence de MOAH dans ces produits, rien de tel n’existe sur les autres aliments. En somme, que ce soient les additifs de toutes sortes, les huiles minérales ou les résidus de pesticides (eux aussi perturbateurs endocriniens), nombre de produits alimentaires transformés ont des effets nocifs sur la santé des consommateurs.
Par ailleurs, les denrées alimentaires de base ont elles-mêmes changé. C’est notamment le cas du blé. Si les produits sans gluten sont de plus en plus nombreux dans les rayons des supermarchés, c’est que cette tendance correspond à une hausse sensible des cas d’intolérance (aussi appelée maladie cœliaque), d’hypersensibilité voire d’allergie à cet ensemble de protéines végétales naturellement présentes dans le grain de certaines céréales et que l’on retrouve dans le pain, bien sûr, mais aussi dans les soupes, les sauces, les chips et les crème glacées, car il a la particularité de conserver la saveur des produits transformés. Selon diverses sources, dont le Conseil national professionnel d’hépato-gastroentérologie (CNP HGE), la maladie cœliaque est présente chez 0,5 à 2 % de la population en Europe. Hormis une prédisposition génétique, elle est essentiellement due à la production agricole… L’Institut Leibniz de biologie des systèmes alimentaires, à Munich, a enquêté sur le contenu des diverses variétés de blé cultivées entre 1891 et 2010 et trouvé que les blés modernes, sélectionnés pour leurs rendements plus élevés, affichent 25 % de gluténines, l’une des composantes du gluten, de plus que les blés anciens, et un contenu minéral moindre. Autrement dit, les blés modernes sont plus susceptibles de causer des problèmes liés au gluten et sont moins nutritifs… Et la raison d’une moindre teneur minérale est due aussi, selon les chercheurs, à l’agriculture intensive, à base de fertilisants chimiques, qui réduit les minéraux dans le sol.
Face à toutes ces découvertes sur le lien entre alimentation et santé, restent maintenant plusieurs questions : les consommateurs en sont-ils tous conscients ? Et si oui, peuvent-ils avoir accès à des produits plus sains ? En d’autres termes, l’agriculture intensive et l’ultra-transformation des denrées vont-elles céder la place à une production meilleure pour l’environnement et la santé – et accessible à tous, qui plus est ? Certes, nombre de consommateurs se montrent désormais soucieux de leur santé et de leur alimentation. Les alternatives, sous forme de produits traditionnels, à préparer soi-même, existent et le bio se développe. Mais « il faut encore éduquer les citoyens », assure Emmanuelle Kesse-Guyot. Les campagnes de Foodwatch y participent, de même que le Nutri-Score, système d’étiquetage nutritionnel apposé depuis 2017 par les producteurs – sur la base du volontariat.
Sous la pression des consommateurs, certains industriels de l’agroalimentaire revoient aussi leur copie. « C’est plus facile pour le Français Bonduelle, qui commercialise des légumes préparés, que pour l’Italien Ferrero (Nutella, Kinder, Ferrero Rocher, Mon Chéri…) », remarque toutefois la spécialiste de l’EREN. Karine Jacquemart prend de son côté l’exemple de marques comme Fleury Michon, qui propose désormais du jambon sans nitrite. « Mais il est souvent plus cher que le jambon avec ! Et ces mêmes marques tentent de bloquer une proposition de loi pour interdire ces nitrites ajoutés et dangereux pour la santé, débattue à l’Assemblée nationale le 3 février ! », s’insurge-t-elle. Quant à Nestlé, par exemple, il a lui aussi entamé sa mue. En 2018, le groupe annonçait vouloir réduire le sucre dans ses produits, notamment en direction des enfants, de 5 % supplémentaires, après l’avoir diminué de 34 % depuis 2000, et le sel, de 10 %, à la suite d’une réduction de 20 % depuis 2005. Même chose pour les graisses saturées, elles aussi plus limitées. Enfin, le géant a finalement adopté le Nutri-Score pour certains de ses produits (Nesquik et Chocapic, notamment) et souhaite apposer ces étiquettes sur environ 7500 produits d’ici 2022.
Mais pour Karine Jacquemart, de Foodwatch, « se reposer sur des engagements volontaires des entreprises ne suffit pas. Quand il s’agit de santé publique, l’État doit jouer son rôle, renforcer les règles et les faire respecter ».
Mais c’est là que le bât blesse. Car l’économie vient s’en mêler… En France, non seulement l’agroalimentaire est le premier secteur industriel, aussi bien en termes de chiffre d’affaires que d’emplois (avec près d’un demi-million de postes au total), ce qui lui permet, de même que le lobby des producteurs en agriculture intensive, de bénéficier de l’écoute des gouvernements, mais en plus, si la demande pour une alimentation plus saine augmente, le besoin de produits bon marché, en raison d’un pouvoir d’achat en berne chez certains, ne faiblit pas… Comment faire alors ? Selon Emmanuelle Kesse-Guyot, la sensibilisation à la santé par l’alimentation doit concerner tous les publics, y compris ceux aux faibles revenus, et commencer dès l’école. D’autant que niveau d’éducation de base – souvent synonyme de plus hauts revenus, d’ailleurs – et habitudes alimentaires sont liés. Dans son étude de 2017 sur les consommations alimentaires, l’Anses dresse ainsi un constat sans équivoque des inégalités sociales face à l’alimentation : les plus diplômés mangent davantage de légumes et de produits laitiers que ceux qui ont arrêté l’école après le collège, ces derniers consommant plus de pommes de terre, de viande et de sodas. Le bio n’échappait pas non plus à cette règle. Des initiatives comme celle d’Opticourses, un programme de promotion de la santé, coconstruit entre habitants de quartiers défavorisés, chercheurs et acteurs de terrain (diététiciens, travailleurs sociaux…), lancé entre autres par Nicole Darmon, directrice de recherche en nutrition et santé publique à l’INRAE, pour favoriser le bien s’alimenter sans augmenter les dépenses, tentent d’enrayer le phénomène, mais le chemin est encore long.
Reste sans doute aussi une dernière sensibilisation à faire. Elle concerne le coût de la mauvaise alimentation en santé publique et pour la collectivité, sous forme de dépenses de soins et de moindre productivité au travail, notamment. Celui du surpoids et de l’obésité aurait atteint plus de 20 milliards d’euros en 2012 en France (1 % du PIB), alors qu’en 2002, il oscillait entre 4,2 et 6,2 milliards, selon l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. « Ce chiffre collectif ne devrait-il pas être mis en regard des profits individuels de l’agroalimentaire et de l’audiovisuel pour les publicités ? », se demande la directrice générale de Foodwatch. Pour l’heure, cependant, ce sont encore les profits qui dominent…
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