La folie de Poutine : reconstituer la Russie impériale
L’invasion de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine s’inscrit dans la longue histoire d’un empire qui s’est effondré et reconstitué deux fois en un siècle, détaille l’historienne Sabine Dullin dans un entretien au « Monde ».
Entretien. Pour Vladimir Poutine, comme auparavant pour les dirigeants soviétiques et les tsars, le principal danger vient de l’Ouest et de son influence. Professeure des universités et chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po, l’historienne Sabine Dullin, autrice notamment de La Frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (EHESS, 2014) et de L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire (Payot, 2021), décrypte la stratégie du président russe.
Aux yeux de Vladimir Poutine, jusqu’où les frontières de la Russie s’étendent-elles ?
La vision des frontières de la Russie a sans doute évolué chez M. Poutine. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est l’impératif d’une frontière « épaisse », c’est-à-dire avec une zone tampon la plus large possible pour se préserver des influences occidentales.
Officier de rang intermédiaire du KGB, en poste à Dresde, en ex-Allemagne de l’Est, Vladimir Poutine a été formé pour aimer et servir le grand pays soviétique, un Etat-continent qui s’impose avant 1989 comme une sorte d’évidence sur les cartes, de Minsk à Vladivostok, de l’Arctique à la mer Noire, et qui possède un immense glacis de satellites.
M. Poutine s’identifie à ce destin de grande puissance, et le délabrement territorial de l’URSS lui fait honte. Depuis qu’il est président, il a endossé la stature d’un rassembleur des terres russes, russophones et orthodoxes. Le 12 juillet 2021, il a développé, dans un article, sa conception de l’histoire, où le rôle moteur est celui de la nation « grand-russe », autour de laquelle gravitent presque naturellement les Biélorusses et les Ukrainiens, qu’il préfère souvent appeler « Petits-Russes ».
L’homme fort du Kremlin porte-t-il un projet « grand-russe », à la manière de celui d’une « grande Serbie » par Slobodan Milosevic ?
L’esprit de reconquête et l’argumentaire historique sur le berceau de la nation rapprochent en effet les deux dictateurs. M. Poutine annexe rétroactivement la Rous de Kiev (IXe-XIIIe siècles) à l’Etat russe. De même, M. Milosevic voulait le Kosovo, rappelant la bataille sacrée dite « du champ des Merles », en 1389. Ces opérations permettent de nier la souveraineté contemporaine des nations voisines.
Mais, à la différence du nationalisme serbe, le nationalisme russe n’est pas ethnique, et il ne s’est jamais vraiment départi de son enveloppe impériale. C’est ce qui rend d’ailleurs les limites de la nation russe si difficiles à cartographier. L’Empire russe a englobé de multiples nationalités et religions. Les musulmans étaient, au début du XXe siècle, plus nombreux dans l’Empire russe que dans l’Empire ottoman. L’acculturation a augmenté le nombre de russophones parmi les populations non russes, mais sans créer d’ethnicité russe. M. Poutine se fait ainsi le porte-voix, à l’échelle de l’Eurasie, des communautés russophones. C’est un nationalisme de grande puissance, qui méprise le « nationalisme de caverne » des Ukrainiens.
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