Le récit russe mensonger
Ecrivaine, traductrice et universitaire, Luba Jurgenson, née à Moscou en 1958, est notamment l’autrice de L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Le Rocher, 2003) et Création et tyrannie. URSS 1917-1991 (Sulliver, 2009). Elle travaille depuis plusieurs années sur la littérature de témoignage et sur l’œuvre de Varlam Chalamov, à laquelle elle vient de consacrer un essai, Le Semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov. Elle est la vice-présidente de l’association Memorial France. ( Le « Monde »)
Vous explorez l’œuvre de Chalamov depuis des années. Qu’est-ce qui vous fascine chez cet écrivain ?
C’est à la fin des années 1990 que j’ai commencé à fréquenter sérieusement l’œuvre de Chalamov. Je m’intéressais déjà de très près à la façon dont la littérature pouvait se saisir des expériences extrêmes, et les textes de Chalamov apportaient des réponses. Il ne fait pas que raconter le goulag, il se demande constamment comment écrire, dans quelle langue parler au lecteur… En ce sens, c’est aussi un penseur dans la lignée de Hannah Arendt, Walter Benjamin, Theodor Adorno, la lignée de la critique de la culture. Il interroge la violence qui accompagne la modernité et les limites de l’humain, lequel s’est révélé très différent de l’image créée par le discours humaniste. Mais Chalamov est avant tout un grand écrivain. A travers ses brefs récits, ces « laps de temps humain » pour reprendre la formule d’Andreï Siniavski [écrivain dissident et survivant du goulag, 1925-1997], Chalamov s’emparait de la question qui préoccupe depuis la nuit des temps écrivains, critiques et philosophes, à savoir : quel rapport la littérature entretient-elle avec la réalité ? Les fragments de Chalamov sont des « prélèvements » sur le réel, ils laissent aussi place à ce que l’on ne peut ni voir ni concevoir, ce qui se passe entre les fragments.
Une grande œuvre littéraire est un témoignage sur l’époque qui l’a vue naître, mais c’est aussi un miroir tendu au présent. Que veut nous dire Chalamov aujourd’hui, dans la situation qui est la nôtre ?
Chalamov se demande comment garder la mémoire du vécu, comment ne pas oublier les sensations du passé. Dans Récits de la Kolyma, la question de la mémoire, individuelle et collective, a une place centrale. C’est aussi le thème principal de Souvenirs de la Kolyma. Au milieu des années 1950, avec le « dégel » et la timide déstalinisation qui a suivi la mort de Staline, on pouvait encore espérer que la mémoire du goulag émerge dans l’espace public sous forme de commémorations, de monuments, de textes. Dix ans plus tard, cet espoir avait fait long feu. Chalamov était persuadé que toutes les archives, toutes les traces du goulag étaient détruites. Ses récits devaient s’y substituer. Même ses poèmes, où il mettait en scène la nature de la Kolyma, étaient vus par lui comme une archive. L’un d’eux s’intitule justement Mes archives et commence ainsi : « Mes brouillons : les pierres. Manuscrits : les bouleaux… »
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