Objectif de la Russie : finlandiser toute l’Europe ?
L’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen, devenue l’une des voix les plus influentes et engagées de la scène intellectuelle nordique, raconte, dans une tribune au « Monde », comment le concept de « finlandisation », cette soumission sans occupation à la volonté du puissant voisin russe, a « brouillé la boussole morale » de son pays.
Tribune. Dans les années 1970, quand la télévision de Suède diffusa Une journée d’Ivan Denissovitch, d’après le roman d’Alexandre Soljenitsyne (1962), la Finlande coupa les émetteurs de l’archipel d’Aland pour que les citoyens ne puissent pas regarder ce film, interdit chez nous. En effet, notre commission cinématographique avait refusé le visa d’exploitation à ce drame qui parlait des camps de l’URSS. Motif : « antisoviétisme ».
L’Archipel du goulag [paru en 1973] allait connaître le même sort. Le président et le premier ministre s’opposèrent à sa publication et la maison d’édition finlandaise du lauréat du prix Nobel se soumit docilement à la situation. Pour contourner la censure, la première partie du texte fut publiée en Suède. La diffusion ne fut pas facile en Finlande, où le livre était interdit de bibliothèque et de librairie.
Quelques années plus tard, ma mère, estonienne, arriva en Finlande par le mariage et je naquis dans un pays qui avait conservé son indépendance, mais où la « finlandisation » exerçait partout son influence. Ce concept inventé en Allemagne de l’Ouest désigne la soumission à la volonté du puissant voisin, la Finlande étant alors le seul pays occidental tenu aussi sévèrement dans le poing de fer de l’URSS.
L’emprise concernait non seulement la politique extérieure mais aussi la défense, l’économie, les médias, l’art et la science. Il n’était pas souhaitable que la recherche académique mette le nez dans une économie soviétique se trouvant dans un état catastrophique, et il valait mieux éviter les sujets considérés comme antisoviétiques si l’on souhaitait des perspectives de carrière. Quand la direction des douanes constata que le thon soviétique contenait trois fois plus de mercure que la limite autorisée, on décida que le rapporteur avait interprété la valeur de manière « trop théorique ». De même, la direction des affaires maritimes modifia sa réglementation lorsque la société Teboil, propriété de l’URSS, mit en vente des canots qui ne passaient pas les tests de sécurité.
Mes manuels scolaires nous faisaient croire que l’Estonie avait adhéré à la joyeuse famille soviétique de son plein gré, car l’enseignement se conformait à la ligne historiographique de l’URSS. Tout cela reposait sur l’accord d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle signé en 1948 entre l’Union soviétique et la Finlande, et notre direction de l’enseignement n’y dérogeait pas. Si les problèmes affectant les Etats-Unis avaient leur place dans les livres de géographie, aucun adjectif négatif n’était jamais associé à l’Union soviétique.
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