Ukraine : quelles conséquences pour la France ?
Au-delà de l’émotion que suscite, jusqu’en Russie elle-même, le spectacle poignant d’un peuple vivant sous les bombardements, la question politique centrale qui se pose nécessairement à nos gouvernants est la suivante : quelles sont les conséquences pour la France et pour les Français des événements qui se déroulent aujourd’hui aux portes de l’Europe ? Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.
En préambule, il convient de rappeler brièvement quels sont les ressorts essentiels d’un enchaînement apparemment irrationnel dont les causes profondes ont toutes les chances de le rendre durable
Au cours des siècles, les territoires situés à l’ouest de l’actuelle Russie, depuis les pays baltes jusqu’à l’Ukraine en passant par la Biélorussie ont tenu lieu d’espaces tampons vis-à-vis des envahisseurs venus d’Occident, notamment Suédois et Allemands (chevaliers Teutoniques et Porte-Glaives) au Nord, Lituano-Polonais au centre, qui ont même occupé Moscou entre 1610 et 1612 et Smolensk et Kiev beaucoup plus longtemps.
De ce fait, les grandes batailles de la Russie se sont toujours déroulées contre les Occidentaux : contre les chevaliers Teutoniques en 1242 sur le lac Peïpous, bataille remportée par Alexandre Nevski ; puis contre les Suédois en 1709 avec la victoire de Pierre le Grand à Poltava ; contre la Grande Armée en 1812 est contre la Wehrmacht en 1942/44.
Au cours de ce dernier épisode, un fort courant ukrainien s’est allié à l’envahisseur allemand, multipliant les exactions contre les populations civiles (juives notamment), de telle sorte que cet épisode marque encore profondément la mémoire russe.
Entre 1989 et 1991, l’effondrement de l’URSS s’est accompagné de la libération des États-Nations d’Europe centrale, mais aussi de l’indépendance des nations-sœurs de la Russie, essentiellement la Biélorussie et l’Ukraine, mais aussi la Géorgie et la Moldavie. Aujourd’hui, la volonté du pouvoir russe est manifestement de reconstituer un ensemble géopolitique correspondant à la « Grande Russie » dont il convient de rappeler que Kiev fut la première capitale, au moment même de la conversion du peuple russe au christianisme sous le règne de Vladimir, à la fin du Xe siècle.
Ainsi donc, les événements qui ensanglantent l’Ukraine viennent de très loin et la mémoire russe, marquée par deux siècles et demi de joug mongol, demeure partagée entre l’attraction de l’Occident (et l’amour persistant des élites et du peuple russe pour la France) et une dimension asiatique viscérale qui s’est traduite par l’émergence de Moscou, contre la Russie kiéviste, dès le XIIIe siècle.
Quel que soit le dénouement de l’épisode dramatique auquel nous assistons, que la résistance des Ukrainiens et les premiers résultats de l’offensive russe rendent peu prévisible, la crise sera durable car la perspective d’un accord russo-occidental sur la sécurité en Europe, pourtant indispensable, vient de s’éloigner drastiquement.
Dès lors, la question qui se pose est celle des conséquences qui en résultent pour l’Occident et, plus particulièrement, pour la France
Les sanctions économiques, l’isolement diplomatique et culturel correspondent à une réaction d’urgence, dont l’efficacité reste à démontrer : la dépendance aux exportations de blé du monde arabe, celle de l’Europe au gaz russe permettent d’en douter, de telle sorte que la seule réplique convaincante consiste, de fait, dans la réévaluation de notre posture de défense
- À très court terme, il s’agira de combler nos principales lacunes opérationnelles : les stocks de munitions guidées et de missiles de croisière à rehausser ; peut-être aussi nos capacités d’artillerie (et notamment de feux de contrebatteries qui reposent sur les systèmes héliportés de détection des départs de tir), mais aussi d’hélicoptères de combat et d’assaut à renforcer.
- À plus long terme, c’est la force nationale stratégique qui est en jeu, s’agissant notamment de la protection des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) vis-à-vis des risques de détection satellitaires ou autres (par observation des anomalies du champ magnétique terrestre, par exemple) et de prise en chasse par des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA, dits hunter-killer) armés de torpilles hyper-véloces. Bref, les économies budgétaires ne proviendront plus des « dividendes de la paix ».
Le retour de la sécurité extérieure de l’Europe au premier rang des priorités devrait avoir pour effet de modifier le rapport des forces entre la France et l’Allemagne dans la construction européenne, notre pays détenant la seule force de dissuasion nucléaire autonome sur le continent européen (pour mémoire, l’engagement des moyens britanniques demeure sous contrôle américain par le biais du système de « double clef ») ainsi que le seul siège permanent du continent européen (hors Russie) au conseil de sécurité de l’ONU.
Dans cette perspective, il est probable que la doctrine allemande quant aux règles d’équilibre budgétaire connaisse un certain assouplissement, en considération de l’intérêt collectif lié à la maintenance et à la modernisation des deux composantes, aérienne et sous-marine, de la force de frappe nucléaire.
A ce propos, la rapidité de l’annonce, par le Chancelier fédéral, d’un programme de réarmement incluant le rehaussement du budget de défense à plus de 2% du PIB ainsi que d’une enveloppe exceptionnelle de remise à niveau de 100 milliards d’euros dénote une prise de conscience de l’ensemble des enjeux intérieurs à l’Europe aussi bien qu’extérieurs qui vaut référence pour l’ensemble de l’Union.
Par ailleurs, l’indépendance stratégique de l’Europe dans les deux domaines sensibles que sont l’énergie et l’agroalimentaire nécessitera des investissements massifs, notamment dans la filière nucléaire et dans la « politique agricole commune ». Il n’en demeure pas moins qu’à l’échéance de l’horizon prévisible, l’augmentation des prix dans le secteur de l’énergie et dans celui de l’alimentation soulèvera la question du pouvoir d’achat avec une acuité accrue, de telle sorte que la mise en œuvre du revenu universel d’activité devient de plus en plus probable.
L’ensemble de ces contraintes conduiront nécessairement à l’adaptation des modalités de déploiement de l’État-Providence, s’agissant des régimes de retraite, de l’assurance santé, mais aussi de la prise en charge du vieillissement (maintien à domicile, encadrement de la gestion des EPHAD) ainsi que, bien sûr, de la politique du logement.
Dans cette perspective, alors que certains dispositifs récents (zéro artificialisation des sols, normes de performance énergétique) réclament la mise en place de mesures d’accompagnement, les diverses propositions émises dans des tribunes antérieures trouveront toute leur portée : territorialisation de la programmation, refondation de ministères « politiques », structuration de filières de production, constitution d’«opérateurs globaux», concessions de service public de longue durée.
En d’autres termes, la redécouverte de l’importance de l’État-Nation dans ses missions régaliennes imposera de repenser l’organisation de l’État-Providence : en termes de philosophie politique, la carte « vitale » ne saurait se substituer à la carte d’électeur.
0 Réponses à “Ukraine : quelles conséquences pour la France ?”