Héritage et patrimoine : la première injustice sociale
L’économiste Thierry Aimar considère, dans une tribune au « Monde », que le caractère passionnel du sujet de l’héritage renvoie aux mécanismes mêmes de fonctionnement du cerveau.
Etonnant phénomène. Alors que notre société se dit profondément sensible aux questions d’égalité des chances et considère que les revenus sont mal répartis, elle s’oppose résolument à la taxation du patrimoine et, de manière plus large, à toute remise en cause du droit d’héritage. Y compris pour les plus riches. Toute la France s’était ainsi scandalisée de voir David et Laura Hallyday écartés de la succession de Johnny Hallyday. Or, une récente étude du Conseil d’analyse économique [CAE], « Repenser l’héritage » (décembre 2021), montre clairement que l’injustice sociale n’est pas produite principalement par les revenus, mais par le patrimoine, dont plus de 60 % est aujourd’hui issu d’une donation ou d’une transmission. Les privilégiés, dans notre société, ne sont donc pas des salariés trop bien payés, mais tout simplement des héritiers.
Comment expliquer ce paradoxe ? A-t-on simplement affaire à un problème de pédagogie, comme affirmé par les auteurs du rapport du CAE ? Rien n’est moins certain. Le caractère passionnel du sujet de l’héritage pourrait révéler quelque chose de plus profond, qui nous renverrait aux mécanismes mêmes de fonctionnement du cerveau. La psychologie comportementale et la neuroéconomie nous offrent trois éléments d’interprétation à ce sujet.
Alors que les revenus sont perçus par l’esprit sous forme de flux, qui sont la contrepartie de services présents, le patrimoine est mentalement représenté comme un stock. Il résulte d’un investissement aussi bien mental qu’économique, dont le rendement psychologique attendu doit être à la mesure des efforts et des sacrifices réalisés pour le constituer (épargne), pour le conserver (héritage) ou enfin pour l’attendre (succession à venir). D’où l’éclairage du fait que ceux disposant d’un faible patrimoine s’avèrent bien souvent les plus prompts à le défendre, car il représente pour eux un coût d’opportunité plus important que les catégories sociales favorisées. Sans oublier que la modicité même de leur capital ne leur permet pas d’exploiter des possibilités d’exemptions fiscales adossées à des produits d’épargne dont profitent les plus riches.
Pour employer les termes de Daniel Kahneman, psychologue cognitiviste récompensé par le prix Nobel d’économie en 2002, le patrimoine représente, pour ses propriétaires (présents comme futurs), un « point de référence » à partir duquel ils évaluent les gains et les pertes. Tout projet de refonte de la fiscalité sur les transmissions est alors perçu comme une menace sur ce statu quo. Ses conséquences sur les situations des uns et des autres sont perçues comme floues, confuses et imprécises par des esprits traditionnellement opposés à l’ambiguïté (c’est le fameux paradoxe d’Ellsberg, bien connu des économistes comportementalistes). Dès lors que des réformes sur l’héritage sont susceptibles d’engendrer pour certains des pertes (dont l’intensité, explique M. Kahneman, est plus fortement ressentie que des gains de même niveau), le cerveau préfère les rejeter en bloc pour s’économiser le coût neurologique de la réflexion.
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