Pour l’expérimentation démocratique

Pour l’expérimentation démocratique 

 

Sous-utilisé par les collectivités territoriales depuis son lancement en 2003, ce pouvoir d’adapter les lois ou règlements nationaux aux situations locales fait pourtant vivre la démocratie de façon créatrice, analyse la philosophe dans une tribune au « Monde ».

 

Tribune.

 

C’est un risque devenu, hélas, quasi structurel à la démocratie, à savoir l’expérience de sa condition déceptive et, en réaction, la réactivation d’une tentation ressentimiste chez les citoyens qui se « ressentent » prioritairement méprisés, humiliés, impuissants, déclassés et qui réagissent en se radicalisant, en se binarisant, en faisant de la démocratie et de ses institutions leur « mauvais objet ». Il y a beaucoup de choses à dire sur la démultiplication des inégalités socio-économiques, leur renforcement systémique, et qui, bien sûr, produisent des conditions objectives de souffrance, d’érosion de soi.

Nous savons à quel point le premier enjeu de l’Etat social de droit est précisément de rester indivisible, d’associer aux déclarations formelles du droit des capacités concrètes, du pouvoir d’agir et de transformer les mondes culturels et économiques dans lesquels les individus évoluent. A partir du moment où il tend à faire l’inverse, à reproduire des dispositifs de réification des individus, ces derniers se perçoivent, ce qui est psychiquement intenable, comme remplaçables, interchangeables, surnuméraires, inutiles, et la modernité devient le lieu d’une fabrique nouvelle de l’indignité.

Pour autant, Hermann Broch a bien identifié, dans son essai majeur d’après-guerre La théorie de la folie des masses, que le ressentiment ne naissait pas de l’absence des seules structures matérielles de « soutènement » (autrement dit des inégalités socio-économiques) mais qu’il relevait d’une faillite morale plus intime, plus émotionnelle, d’une perte de valeurs, ou plutôt d’un système de valeurs inversées, avec, en son centre, un « ressenti » qui devient le seul rationnel envisageable, et ce d’autant plus qu’il est alimenté par les passions tristes.

Pour éviter de se claquemurer dans ce système de valeurs « fermées », il faut veiller à produire toutes les forces critiques possibles, force de sublimation en tête, individuellement et collectivement. Comment ? Mille et une façons existent mais concentrons-nous sur le droit d’expérimentation démocratique, car il recèle à lui seul des protocoles précisément capables d’articuler à la fois les individus singuliers que nous sommes et les collectifs dont nous avons besoin pour rendre durables ces droits individuels. Faut-il encore lui laisser une vraie place dans nos démocraties, avec de vrais enjeux d’accès à la modélisation de l’intérêt général.

Depuis 2003, et l’acte II de la décentralisation républicaine, les collectivités territoriales se sont vu accorder un droit à l’expérimentation leur permettant d’adapter les lois et règlements nationaux aux situations locales. Autrement dit, les élus, et souvent à l’initiative des citoyens, de collectifs issus de la société civile, peuvent expérimenter des dispositifs qui ont vocation à transformer la norme générale, mais à démontrer d’abord leur opérationnalité. Une manière ici de faire « vivre » la démocratie de façon continue, très effective, créatrice, d’allier le faire et la pensée, d’inventer de nouvelles légitimités, d’être résolument « irremplaçables » dans la mesure où chacun peut participer à son invention. Une possibilité qui reste l’un des piliers de l’acte démocratique en tant que tel.

En un mot, de retrouver une puissance d’agir et de transformation, de revenir à la nécessité de la démocratie réflexive et critique, celle qui s’auto-améliore et fait vivre de façon non strictement chaotique cette réforme. Ce sont autant de minicontrats sociaux repassés avec l’idée même de ce régime, des protocoles qui permettent de réinvestir la confiance dans les institutions, et plus cliniquement parlant, qui préservent les individus du ressentiment. Ce droit d’expérimentation est totalement sous-utilisé, alors qu’il est une des façons de développer la citoyenneté capacitaire.

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