Une inflation durable ?
Pour répondre, il faut en comprendre les causes et analyser la façon dont les banques centrales et les gouvernements réagissent. Par Mariem Brahim, enseignante-chercheuse à Brest Business School, et Charaf Louhmadi, ingénieur économètre chez Natixis, auteur de « Fragments d’histoire des crises financières » et « Voyage au pays des nombres premiers » (éd. Connaissances et Savoirs). ( dans la Tribune)
Un document intéressant qui reprend des facteurs explicatifs de la hausse des prix et de l’inflation mais finalement peu éclairant sur l’avenir NDLR
L’inflation est de nouveau au centre des préoccupations économiques. Elle s’accélère et se généralise, mais à des degrés divers selon les pays. Le taux d’inflation outre-Atlantique a atteint un record historique aux Etats-Unis en octobre dernier, plus de 6,2% sur un an glissant, du jamais vu depuis les années 1990. En mars 2020, le glissement annuel était en-deçà de 0,5%. L’inflation a donc été multipliée par 11,5 en l’espace d’un an et demi. De fait, le président des Etats-Unis, Joe Biden, a réagi en soulignant qu’il s’agissait là d’une inflation inquiétante, nocive et génératrice d’érosion en ce qui concerne le pouvoir d’achat.
La hausse inflationniste touche également l’Europe. En Allemagne, le taux d’inflation s’est accéléré pour atteindre 5,2% au mois de novembre dernier, une première depuis plus d’une trentaine d’années. L’Espagne est également concernée: 5,6% en novembre 2021 ; là encore, il s’agit d’un record non atteint depuis 1992. La Belgique n’est pas non plus insensible à ce mouvement, avec un taux d’inflation dépassant les 5,6%, un record depuis la crise de 2008. Quant à la France, elle a vu son taux d’inflation grimper de 2,8% au mois de novembre[1]. Le constat est donc général, la zone euro vient de connaître un taux d’inflation de 4,9%[2], une hausse jamais atteinte depuis plus de deux décennies.
Dès lors, plusieurs questions se posent. Quelles en sont les causes ? Cette inquiétante poussée inflationniste sera-t-elle durable ? Ce retour de l’inflation est-il propre à enrayer la reprise ? Enfin, comment réagissent les institutions centrales ? Autant d’interrogations qu’il convient d’envisager d’abord à l’aune de l’histoire.
Les leçons de l’histoire
Le 20e siècle a connu des périodes inflationnistes multiples, à différentes époques et sur des espaces géographiques variables. On pense naturellement aux conséquences catastrophiques des deux guerres mondiales. En France, par exemple, l’inflation a atteint des taux frôlant les 40% au sortir de la première guerre. A la fin de la seconde, elle y approchait les 60%. Seul le rétablissement de la paix a pu calmer ces deux phases d’hyperinflation. Visiblement, guerres et inflation vont de pair. C’est ainsi qu’au début du 19e siècle, lors des guerres napoléoniennes, se produisirent également des pics inflationnistes. Aux Etats-Unis, tout comme plus tard durant les deux grands conflits du 20e siècle, la guerre de Sécession du milieu du 19e siècle a donné lieu au même phénomène. Dans des proportions bien plus aiguës, l’Allemagne l’a connu également après sa défaite en 1918. Elle en sortit difficilement en instaurant une monnaie forte, en garantissant la stricte indépendance de sa banque centrale et en mettant en œuvre une politique d’austérité budgétaire.
Plus près de nous, les deux chocs pétroliers des années 1970 ont été générateurs d’inflation en Europe comme aux Etats-Unis. Nommé par le président Jimmy Carter en 1979 à la tête de la Fed, Paul Volcker mit alors en place une politique monétaire visant à contenir une inflation avoisinant les 13%. Il procéda à une hausse brutale des taux d’intérêt, le taux directeur passant de 11% à 20%. On peut dire que cette politique fut efficace sur le volet inflationniste : l’inflation, après s’être stabilisée autour des 3% en 1983, resta ainsi en dessous des 5% pendant plusieurs décennies. A contrario, les Etats-Unis connurent une récession dont un des facteurs fut cette hausse discontinue des taux d’intérêts. Raison pour laquelle, Jimmy Carter, candidat démocrate à sa propre réélection en 1980, échoua face au candidat républicain, Ronald Reagan.
La montée des prix de l’énergie, principal moteur inflationniste
Aujourd’hui, aux Etats-Unis, selon l’organisme « Energy Information Administration », les prix des carburants ont augmenté de manière considérable, d’environ 35% depuis le début de la pandémie. Cela s’explique essentiellement par l’évolution des cours du pétrole brut qui a connu une hausse significative en 2021. Le Brent (référence pour l’Europe) a ainsi dépassé au mois d’octobre les 86 dollars, frôlant son maximum sur 5 ans. Particulièrement volatile au cours de l’année 2020, le WTI (référence pour l’Amérique) a lui aussi atteint son maximum historique sur 5 ans, en culminant à plus de 85 dollars également en octobre dernier. Notons toutefois d’abord une détente des cours du Brent et du WTI le mois suivant, avec des prix avoisinant 70 dollars, puis un rebond en décembre, quand le Brent semblait converger à nouveau vers le seuil des 80 dollars.
Les prix mondiaux du gaz naturel sont également très tendus à cause d’un déséquilibre entre l’offre et la demande, notamment en Europe où les stocks sont bas. La relance de l’économie mondiale vient également booster les hausses des prix des matières premières énergétiques. Le gaz naturel et le gaz naturel liquéfié (méthane liquide à une température en dessous de -161 degrés) sont notamment assujettis à une forte demande asiatique. Autorité administrative et indépendante, la Commission française de régulation de l’énergie pointe du doigt l’incapacité de la Russie et de la Norvège, les deux principaux fournisseurs de gaz naturel en Europe, à augmenter leurs livraisons.
Pour certains pays européens, cette importation de gaz est d’autant plus vitale qu’ils produisent de l’électricité essentiellement à partir des énergies fossiles. C’est le cas de l’Espagne, du Royaume-Uni et de l’Italie. Toute tension sur les prix du gaz se traduit systématiquement, sauf subvention de ces Etats, par une hausse des factures d’électricité des ménages. Bien qu’elle produise grâce à son parc nucléaire une électricité décarbonée, la France est confrontée aux mêmes difficultés. Non seulement, elle importe la quasi-totalité de son gaz naturel mais elle est aussi touchée par le mécanisme européen de fixation des prix. C’est pourquoi, à maintes reprises, Bruno Le Maire a critiqué cette législation européenne qu’il qualifie d’obsolète. En outre, le risque d’une panne nucléaire impactant la production d’électricité n’est pas nul, si l’on en croit l’arrêt des deux réacteurs de la centrale nucléaire de Civaux en décembre.
Il existe donc une corrélation réelle entre l’inflation et les tensions sur les marchés énergétiques. Ainsi les automobilistes sont-ils impactés, les prix de l’essence et du gasoil ayant augmenté de plus de 15% entre janvier et octobre 2021. Le Premier ministre, Jean Castex, évoque une situation « conjoncturelle » à laquelle il réagit en limitant, par le jeu de la fiscalité afférente, la hausse des prix de l’électricité à 4% au lieu de 12% jusqu’à début 2023. Il a annoncé, en outre, une immobilisation du prix du gaz jusqu’en mai 2022. Ensuite, les hausses reprendront mais lissées sur les 12 mois suivant ce gel des prix. Le gouvernement a également pris une mesure sociale consistant au versement d’un chèque de 100 euros aux 6 millions de ménages les plus modestes.
Chez nos voisins européens, les gouvernements réagissent également à la crise inflationniste. En Espagne, le Premier ministre socialiste, Pedro Sánchez, a pour sa part réformé la fiscalité afin de diminuer les factures de l’électricité. En Italie, le Premier ministre, Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), a débloqué 3 milliards d’euros portant principalement sur le volet énergétique.
Du côté des Etats-Unis, le président Joe Biden a pointé du doigt les bénéfices record des géants pétroliers. En outre, d’après le Wall Street Journal, des extractions conséquentes seront opérées dans la « Strategic Petroleum Reserve ». On parle de plusieurs dizaines de millions de barils, ce qui devrait augmenter l’offre et faire baisser les prix. La Chine, l’Inde et le Japon ont également annoncé puiser dans leurs réserves stratégiques pour produire plus. En outre, les pays de l’Opep+ ont indiqué qu’ils allaient ajuster à la hausse leur production pétrolière, et ce, malgré la menace et l’incertitude engendrées par le nouveau variant Omicron.
Divergences stratégiques entre la FED et la BCE
Les banques centrales disposent de leviers d’action pour contrer la hausse des prix. Une hausse des taux directeurs permet ainsi une diminution de la valorisation des actifs et donc de l’inflation. Une baisse des achats d’actifs permet également de ne pas exercer de pression sur l’offre et donc de contrer la hausse des prix.
La réserve fédérale (FED) a annoncé mercredi 15 décembre une série de trois hausses des taux directeurs pour l’année 2022. Les prévisions des taux directeurs américains seront à 0,9% à la fin 2022 versus à peine 0,4%. L’institution, dirigée par Jerome Powell, juge que l’inflation est menaçante et qu’il faut donc l’endiguer rapidement. Si l’on se fie à la récente prévision trimestrielle, le calendrier de ces hausses sera corrélé à l’évolution des niveaux du taux de chômage américain. La FED a également annoncé des hausses progressives dans les années à venir et à long terme des taux d’intérêt. De surcroît, la banque centrale américaine indique mettre fin à son programme d’achats obligataires à la fin du premier trimestre 2022.
En revanche, la BCE maintient ses niveaux de taux directeurs qui, rappelons-le, sont historiquement bas. Malgré l’émergence du variant Omicron et la flambée des nouveaux cas de contamination, Christine Lagarde estime que l’inflation est passagère et que celle-ci renouera avec un niveau inférieur à 2% à horizon 2023. La BCE prévoit également d’arrêter les programmes d’achats de dettes à mars 2022, c’est-à-dire ceux lancés dans le cadre du plan de sauvetage de l’économie européenne contre la crise pandémique. A l’automne 2021, les achats de la BCE étaient valorisés à hauteur de 1.500 milliards d’euros pour un objectif cible de 1.850 milliards d’euros. Si de telles mesures ont vocation à faire baisser les prix des actifs, elles pourraient néanmoins avoir pour conséquence une hausse progressive des taux. Le différentiel de vitesse de ces deux processus présenterait alors le risque de générer des pertes pour les organismes bancaires. Une hausse des taux plus lente qu’une dépréciation plus rapide des actifs générerait des pertes potentielles pour celles-ci.
Claudia Buch, la vice-présidente de la Banque Fédérale d’Allemagne, souligne de son côté que les mesures de relance adoptées en 2020 ne pourront être envisagées à nouveau en cas de rechute de l’économie européenne, scénario possible avec l’émergence du très contagieux variant Omicron.
La composante maritime de l’inflation
Le secteur maritime participe de la flambée des prix. Le prix de location du conteneur a quadruplé entre début 2020 et fin 2021. La « boite » se loue désormais en moyenne à plus de 9.200 dollars. Raison pour laquelle, les leaders mondiaux du commerce maritime renforcent leur flotte. Le mastodonte danois A.P. Moeller-Maersk a, par exemple, acté l’acquisition en novembre 2021 de l’entreprise allemande Senator International, pour plus de 644 millions de dollars. Le géant français CMA CGM, numéro trois mondial du transport maritime, booste également sa flotte avec plus de 800.000 conteneurs additionnels.
Naturellement, ces tensions sur les prix du commerce maritime se traduisent par une hausse significative des prix des produits transportés. Le secteur textile est ainsi particulièrement touché, les prix de la laine et du coton ayant par exemple grimpé de plus de 40% en l’espace d’un an.
Cette « inflation maritime » est expliquée principalement par deux facteurs. Le premier provient de la relance aiguë de l’économie mondiale après une année 2020 chaotique, une période durant laquelle l’économie chinoise, pionnière dans le secteur du transport maritime, a été momentanément paralysée à cause des mesures restrictives du confinement. Au premier semestre 2020, des pics advinrent où plus de 12% de la flotte maritime mondiale était à l’arrêt. Or, dès le troisième trimestre, il y eut un véritable rebond. En octobre, moins d’1% de la flotte mondiale était encore à l’arrêt. La relance économique a été fulgurante, générant de la sorte un déséquilibre systémique entre l’offre et la demande. La pénurie des conteneurs, on l’a évoquée, constituait le second facteur. Elle s’explique par une demande excédentaire, particulièrement juteuse pour les leaders mondiaux du commerce maritime.
Y a-t-il corrélation entre inégalité vaccinale et inflation ?
L’inégalité vaccinale est un fait. Les statistiques le montrent. Au mois d’août 2021, 80% des quatre milliards de doses avaient été utilisées par les seuls pays à forts ou moyens revenus. En Afrique, au 30 septembre 2021, seuls 15 pays sur 54 dépassaient le seuil des 10% de personnes vaccinées. Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), en tire la conclusion que l’inégalité vaccinale justifie l’étalement dans le temps de la pandémie.
L’inégalité vaccinale freine par ailleurs l’offre mondiale, particulièrement l’offre asiatique. Or, l’Asie est en retard par rapport aux pays occidentaux sur le plan de la vaccination. Et, au sein de ce même continent, où l’on produit une partie importante des marchandises importées à l’échelle mondiale, il existe une réelle inégalité vaccinale selon les pays. Ces mêmes inégalités vaccinales contribuent au ralentissement de l’offre face à une demande en progrès dans de nombreux secteurs, cela contribue de manière implicite à favoriser l’inflation.C’est la raison pour laquelle Laurence Boone, cheffe économiste à l’OCDE, explique que pour ralentir l’inflation, il faut continuer à vacciner.
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[1] Source : Insee
[2] Eurostat
Mariem Brahim et Charaf Louhmadi
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