La France a bradé ses champions économiques
Après la planification stratégique dans les années 1960, la place de l’Etat dans les grandes entreprises nationales ou européennes s’est peu à peu muée en actionnariat impuissant, explique l’économiste, dans une tribune au « Monde ».
Tribune.
La Chine et ses puissantes entreprises menaceraient, semble-t-il, de gouverner l’ensemble des secteurs industriels mondiaux. Afin d’affronter ces nouveaux géants, il est tentant de s’en remettre à la concentration industrielle afin de voir émerger des champions nationaux, voire européens. Dans les industries à fortes économies d’échelle, obtenir une taille critique est une condition nécessaire pour augmenter les capacités d’investissement et relever les défis numériques et environnementaux : c’est l’argument invoqué pour les fusions récentes entre Alstom et Bombardier dans le rail, PSA-Opel puis PSA-FCA dans l’automobile, Safran et Zodiac Aerospace dans l’aéronautique, ou en cours entre Suez-Veolia dans l’eau et les déchets, TF1 et M6 dans les médias.
Les « champions nationaux » sont ainsi censés réaliser concrètement des politiques gouvernementales de développement de l’économie nationale et de protection de la souveraineté. Mais dans une économie mondialisée et dérégulée, des grands groupes autonomes peuvent-ils se muer en « champions nationaux » en l’absence de vision et de planification stratégique ?
Une politique de « champions nationaux » émerge au tournant des années 1960. Il s’agissait alors pour l’Etat de choisir des firmes, publiques ou privées, qui seraient capables de tirer l’industrie vers le haut. Airbus s’est ainsi progressivement constitué à coups de fusions, Renault a été de fait le champion national de l’automobile en tant qu’entreprise nationalisée, d’autres ont été créées de toutes pièces, comme dans l’aérospatiale autour du rôle coordinateur du Centre national d’études spatiales. Appuyées par un Etat dirigiste (mais non despotique) et des fonctionnaires formés dans les prestigieuses écoles d’ingénieurs capables de travailler avec le privé, ces entreprises réalisaient non seulement les objectifs économiques (emplois, commerce extérieur) de la France, mais aussi ses objectifs politiques et sociaux.
A partir des années 1980, la puissance publique abandonne progressivement ses champions, dont les destins vont diverger. Certains s’en tireront par le biais de la privatisation, comme Renault et plus tard Airbus, dans le but de se « banaliser » aux yeux des investisseurs privés. D’autres, comme le géant de l’électronique Thomson-CSF, seront démantelés pour être revendus en petits morceaux. Dans les deux cas, ces grands groupes s’émancipent de la politique étatique.
L’Etat actionnaire change de doctrine. Plutôt que de diriger le développement de la firme, il l’accompagne, c’est-à-dire valide la politique de l’entreprise. C’est un retournement complet de la relation entre l’Etat et ses « champions ». Compter l’Etat parmi les actionnaires n’est donc plus pour les salariés une garantie d’avoir au conseil d’administration un allié capable de s’opposer aux destructions d’emplois ou aux coupes dans les budgets de recherche et développement (R&D).
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