France : la grande déprime pourquoi
Par Jean-Michel Bezat du Monde
La « fatigue » est l’un des trois sentiments dominants chez les Français, avec « l’incertitude » et « l’inquiétude ». Dans sa chronique, Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde », analyse les causes de cette asthénie et s’interroge sur les réponses à y apporter.
Dans le tableau clinique déjà chargé des Français, les docteurs en sciences politiques, en économie, en sociologie ou en psychologie viennent d’inscrire une nouvelle pathologie : la fatigue. Elle était déjà là avant la crise sanitaire, mais le Covid-19 a renforcé ce sentiment, qui rejoint ainsi la défiance envers les institutions et l’inquiétude face à l’avenir.
Tous les observateurs constatent qu’aucun autre pays européen n’est victime d’un tel syndrome dépressif, même ceux dont la santé économique est plus fragile et la situation sociale moins enviable.
La Fondation Jean-Jaurès et la CFDT, fidèle à ses incursions hors du champ syndical, ont cherché à en savoir plus. Elles ont réuni un comité de douze universitaires en sciences sociales pour leur « redonner leur place dans l’action publique ». Patron de la centrale cédétiste, Laurent Berger regrette que les pouvoirs publics aient laissé ce terrain en jachère. Que la mobilisation des politiques pour soutenir l’économie et celle des scientifiques pour mettre un vaccin au point – certes essentielle – aient relégué la souffrance psychologique et sociale à la seule sphère privée.
Ce sentiment de fatigue est pourtant l’un des principaux enseignements de la deuxième vague de l’enquête réalisée pour Le Monde par Ipsos-Sopra Steria, en partenariat avec le Cevipof (Sciences Po) et la Fondation Jean-Jaurès (Le Monde du 23 octobre). Interrogés sur les trois sentiments dominant chez eux, les 16 228 sondés ont répondu l’incertitude (39 %), l’inquiétude (38 %) et la fatigue (37 %). L’espoir ne recueille que 25 %, la confiance 21 %, le bien-être (19 %), la sérénité (18 %), la révolte et la colère 14 % chacune.
Non réductible à la « fatigue pandémique » identifiée par l’Organisation mondiale de la santé, ce sentiment diffus est « moins une fatigue généralisée qu’une fatigue collective, un état du corps social autant que des individus », avancent M. Berger et Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, dans la préface de l’essai Une société fatiguée ? rédigé par les douze universitaires. Sa dimension profonde et générale en fait un signal d’alerte, suivant plusieurs d’entre eux.
Un « à quoi bon ? » défaitiste
L’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, rappelle que la fatigue d’un peuple a parfois été le terreau de « grandes catastrophes ». S’il faut écouter la plainte de la société, dit-il, ce n’est donc « pas seulement par compassion, mais par vigilance politique ».
Pierre-Yves Geoffard, ancien directeur de l’Ecole d’économie de Paris, redoute qu’elle « se transforme en épuisement, et que cet épuisement paralyse toute envie d’agir au point qu’elle nous rende insensible au monde ». Plus incisif, le philosophe Frédéric Worms remarque qu’« elle ne conduit plus à la révolte, mais à la défection » – exemple des personnels hospitaliers à l’appui, dont la « désertion » répond à la « perte de sens social de leur travail ».
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