« Les Mondes de l’esclavage » : la longue histoire
Un volume d’histoire comparée, sous la direction de Paulin Ismard, montre l’étendue des pratiques d’asservissement d’humains par d’autres, du néolithique à nos jours et pratiquement partout. Une somme monumentale – non sans point aveugle ( Le monde, extrait)
« Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée », sous la direction de Paulin Ismard, avec Benedetta Rossi et Cécile Vidal, épilogue de Léonora Miano, Seuil, « L’univers historique », 1 168 p., 29,90 €, numérique 21 €.
La très longue histoire de l’esclavage est aujourd’hui l’un des sujets les plus étudiés d’un bout à l’autre de la planète. Parce que l’ouvrage Les Mondes de l’esclavage représente, avec ses plus de cinquante spécialistes, la première somme collective en français consacrée à ce thème, il symbolise cette montée en puissance dont témoigne aussi, pour l’univers anglophone, le monumental Cambridge World History of Slavery (2011-2017, non traduit).
Enjeu de savoir, de mémoire comme d’engagement, la question de l’esclavage, longtemps rejetée dans les marges géographiques ou temporelles de la discipline historique, s’impose peu à peu comme la clé de périodes et d’espaces bien plus étendus qu’on ne le croyait. Il est présent de la révolution néolithique – l’invention de l’agriculture sédentaire, environ 12 000 ans avant notre ère – à la deuxième moitié du XIXe siècle – dans le sud des Etats-Unis – et survit, sous d’autres formes, dans les usines délocalisées de la mondialisation contemporaine que font tourner des travailleurs aux visas confisqués, souvent privés de tout droit social comme d’alternative.
Les demandes de réparation, le mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis, avec ses déboulonnages de statues de confédérés, ou encore, en France, la loi Taubira (2001) reconnaissant la « traite négrière » comme crime contre l’humanité ont enclenché une dynamique dont se réclame l’ouvrage, alors qu’un « esclavage moderne » se poursuit sous la forme du « travail non libre ». Même s’il s’inscrit délibérément dans cette brûlante actualité, Les Mondes de l’esclavage, dirigé par l’historien de la Grèce antique Paulin Ismard (professeur à l’université d’Aix-Marseille), s’efforce aussi de poser des questions de méthode trop souvent négligées par la passion militante. Ainsi l’un des grands apports du livre consiste-t-il dans la redéfinition des esclavages, qui permet d’en découvrir de tout nouveaux continents.
Cette vaste entreprise s’appuie en effet sur le comparatisme, afin de mieux repousser les frontières de l’esclavage, trop souvent enfermé dans les deux archétypes qui dominent le champ : l’Antiquité gréco-romaine et la traite puis l’exploitation des Noirs, sur fond de racisme moderne, par les planteurs du continent américain. Invisibles parmi les invisibles puisque beaucoup n’ont pas même reçu de sépulture, les esclaves se retrouvent, grâce à ce livre, dans des régions que l’on avait crues épargnées, comme l’Inde, la Russie de Pierre le Grand, la Corée du XVIIIe siècle, etc. De même l’ouvrage repère-t-il des esclaves héréditaires chez les Amérindiens nomades yuqui de Bolivie, étudiés par l’ethnographe français David Jabin, dans cette Amazonie pourtant considérée naguère par quelques ethnologues comme l’utopie rétrospective par excellence, préservée des hiérarchies sociales les plus cruelles.