Amazon: du taylorisme au « bezosisme

Amazon: du taylorisme au   »bezosisme « 

Un article de Christopher Mims Dans le Wall Street Journal

Le géant du commerce électronique invente le « bezosisme », mode de management associant surveillance des employés, utilisation d’algorithmes et exploitation des données

 

Si elle s’avère aussi prisée et durable que les systèmes d’organisation dont elle s’inspire – du fordisme jusqu’au système de production de Toyota –, la méthode de management de Jeff Bezos pourrait constituer, aux côtés du commerce électronique et des activités spatiales de l’entrepreneur, son héritage le plus important.

 

Austin Morreale avait été embauché pour ranger les marchandises dans les étagères d’un entrepôt d’Amazon. Si cette tâche éprouvante s’est révélée insupportable physiquement, M. Morreale en retient quand même des aspects positifs. Le travail était éreintant et les nuits, bien longues – M. Morreale se rendait à l’entrepôt après sa journée de travail dans un organisme à but non lucratif. Ce cumul n’était pas durable, mais M. Morreale ne comptait pas s’y plier plus d’un été de toute façon. Il avait besoin d’un revenu supplémentaire, de l’accès immédiat à une assurance maladie, et d’un changement de rythme. Finalement, il a tenu six semaines.

M. Morreale, 50 ans, travaillait au centre de traitement des commandes d’Edison, dans le New Jersey, et affirme que si bon nombre d’employés avec lesquels il était formé ne sont pas restés plus de deux semaines, « [son] expérience a été positive ». La tâche était rude, lui rappelant d’une certaine manière ses entraînements sportifs lorsqu’il était lycéen. « C’était dix heures de boulot d’un ennui mortel, à rester presque tout le temps dans la même position, raconte-t-il. Je terminais en nage, avec des douleurs comme je n’en avais pas eues depuis l’époque où je participais à des tournois de football. »

M. Morreale explique qu’il était lent, et qu’il peinait à suivre la méthode qu’on lui avait apprise pour ranger efficacement les marchandises sur les étagères robotisées. Il n’arrivait pas à tenir la cadence exigée des employés d’Amazon. Il précise toutefois que ses managers étaient bienveillants et « s’investissaient un maximum » pour aider chaque membre de son équipe à s’améliorer.

On imagine la satisfaction de Taylor, inventeur de l’organisation scientifique du travail au début du XXe siècle, ou de Ford, s’ils avaient pu savoir, à la milliseconde près, combien il fallait à chaque travailleur pour mener sa tâche à bien, chaque jour, quelle que soit l’usine où il se trouvait

A l’entrepôt, personne n’a jamais été derrière M. Morreale, à lui hurler d’aller plus vite. Cela n’était pas nécessaire. Deux fois par jour, les chefs d’équipe réunissaient les employés pour les tenir informés de leurs performances : un logiciel d’Amazon et une panoplie de capteurs disséminés dans l’entrepôt suivaient tous les faits et gestes du personnel. « Vous gardez ces chiffres en permanence à l’esprit », observe M. Morreale.

Le témoignage de M. Morreale est représentatif de l’expérience moyenne des employés de centres de traitement des commandes que j’ai interrogés. D’un côté, il y avait ceux pour qui le travail s’était avéré insupportable, et qui n’avaient pas tenu plus de deux semaines. De l’autre, il y avait des employés qui appréciaient leur tâche et toléraient bien les longues heures de travail, ainsi que l’isolement et la répétition des mêmes gestes auxquels il était associé.

Il y a plus d’un siècle, Frederick Winslow Taylor et Henry Ford ont mis au point des systèmes visant à accélérer le rythme de travail, que nous considérons aujourd’hui comme acquis. M. Morreale a fait l’expérience du taylorisme et du fordisme adaptés pour le XXIe siècle par Amazon au moyen d’algorithmes. C’est un mélange de surveillance, de mesures des performances, d’incitations psychologiques, d’objectifs, de slogans, de « l’esprit Jeff Bezos » incitant à travailler dur, et d’une série de dispositifs technologiques intelligents, toujours plus nombreux et souvent développés par le groupe lui-même. Inédit dans l’histoire du travail, ce système global peut être qualifié de « bezosisme ».

Actuellement, le bezosisme connaît une diffusion dans l’univers du travail, réécrivant le code source du fonctionnement industriel mondial. S’il s’avère aussi prisé et durable que les systèmes d’organisation dont il s’inspire – du fordisme jusqu’au système de production de Toyota –, il pourrait constituer, aux côtés du commerce électronique et des activités spatiales de l’entrepreneur, l’héritage le plus important de M. Bezos.

Selon la manière dont une entreprise applique le bezosisme, cette technique de management fondée sur l’exploitation des technologies peut se révéler bienveillante, impitoyable, ou les deux à la fois.

Prenons l’exemple de l’indicateur de performance bien connu d’Amazon – la fameuse cadence que M. Morreale n’était pas capable de tenir.

Dans les centres de traitement des commandes, la productivité humaine est mesurée à l’aide d’un taux global calculé pour chaque travailleur effectuant sur un poste robotisé la mise en stock et le prélèvement des articles dans les stocks.

On imagine la satisfaction de Taylor, inventeur de l’organisation scientifique du travail au début du XXe siècle, ou de Ford, s’ils avaient pu savoir, à la milliseconde près, combien il fallait à chaque travailleur pour mener sa tâche à bien, chaque jour, quelle que soit l’usine où il se trouvait. On imagine aussi ce que Frank et Lillian Gilbreth, pionniers du « time and motion », auraient pu faire s’ils avaient pu remplacer leurs propres caméras par les millions d’heures d’enregistrement vidéo que capturent les caméras numériques installées sur les postes de travail des centres Amazon. On imagine enfin le degré d’efficacité supplémentaire du processus juste-à-temps appliqué à la gestion des stocks, à l’affectation des capitaux et au réapprovisionnement automatisé qu’auraient obtenu Taiichi Ohno et Eiji Toyoda, les créateurs du système de production de Toyota dans le Japon de l’après-guerre, grâce à un dispositif permettant de déterminer le moment précis auquel un ouvrier prélève un article sur une étagère avant de l’envoyer à l’étape suivante.

Le fait qu’Amazon possède toutes ces données, et puisse gérer son personnel, faire évoluer ses systèmes automatisés, et créer de nouveaux robots sur cette base, est l’une des raisons pour lesquelles le groupe est le distributeur le mieux valorisé au monde.

Le rythme global auquel les employés doivent accomplir une tâche dans un entrepôt Amazon, qu’il s’agisse de ranger des articles sur les étagères, les y prélever, ou emballer les marchandises dans des cartons, est calculé à partir de la performance agrégée de chaque personne effectuant cette tâche dans un centre donné, précise une porte-parole d’Amazon. Amazon affirme que ce taux variable montre qu’aucun employé n’est poussé à tenir un rythme au-delà du raisonnable, dans la mesure où la cadence retenue est en quelque sorte une moyenne de ce chacun réalise déjà.

« Nous ne fixons pas d’objectifs de performances déraisonnables », affirmait en avril M. Bezos, désormais président du groupe, dans une lettre aux actionnaires.

Ce n’est cependant pas la façon dont nombre d’employés d’Amazon voient les choses, y compris ceux qui dépassent régulièrement le rythme de leur propre centre. Chacun peut avoir une mauvaise semaine – être malade, épuisé parce qu’il doit s’occuper d’un enfant ou d’un proche, ou souffrir de blessures dues aux gestes répétitifs, lesquelles ne sont pas rares chez des employés devant effectuer la même tâche pendant dix heures, ponctuées seulement d’une demi-heure de pause déjeuner et de deux autres pauses de quinze minutes chacune.

Mercredi dernier, les parlementaires californiens ont proposé un projet de loi visant à réglementer les entreprises qui, comme Amazon, recourent à des quotas et à d’autres pratiques fondées sur des algorithmes dans leurs entrepôts.

Savoir que vous aurez un avertissement, émis par algorithme, si vous ne tenez pas la cadence, et que si cela se produit trop souvent vous risquez de perdre votre emploi, peut constituer une incitation psychologique puissante à travailler plus dur, voire à dépasser vos limites physiques, comme M. Morreale s’en est rendu compte.

Un jour où il travaillait à l’entrepôt Amazon, il a trop poussé ses limites. En sueur et pris d’un étourdissement, il est tombé à genoux – un incident que l’algorithme d’Amazon classe comme une « période hors tâche ». Les employés ne sont pas autorisés à s’asseoir pendant qu’ils travaillent, sauf pour déjeuner et lors des pauses de quinze minutes.

« Je ne sais si c’était de l’épuisement ou autre chose, raconte M. Morreale. Mes supérieurs ne m’ont jamais mis de pression. Je l’ai fait moi-même, en me disant, « Je dois atteindre ces objectifs, je ne suis pas à la hauteur ». »

Au cours des six semaines qu’il a passées chez Amazon, M. Morreale a développé un syndrome du canal carpien, qui ne s’est atténué que lorsqu’il a quitté son poste, explique-t-il.

Il n’est pas facile de mesurer l’impact du bezosisme sur les travailleurs, même si certains s’y sont essayés. En 2019, dernière année pour laquelle des données sont disponibles, Amazon a fait état de 5,6 blessures pour 100 employés. Le taux moyen pour les entrepôts aux Etats-Unis la même année était de 4,8 %, selon les statistiques des entreprises et des autorités fédérales

Tyler Hamilton, employé d’un centre Amazon à Shakopee dans le Minnesota, et qui avait 22 ans lorsque j’ai parlé avec lui la première fois en 2019, note que le rythme cible à atteindre dans les entrepôts met les employés en concurrence les uns avec les autres.

« Si certains prennent des raccourcis, avalent des litres de café ou de boisson énergisante pour aller plus vite, cela a un impact sur le taux agrégé, souligne-t-il. Donc, si vous ne voulez pas être à la traîne, vous devez prendre des raccourcis et boire des litres de café ou de boisson énergisante à chaque pause. »

Ces comportements ne s’observent pas seulement lors du « Prime Day » ou en haute saison. Pour nombre d’employés, il s’agit de leur régime quotidien. « Vous savez, le café est gratuit au distributeur », indique M. Hamilton. L’aspirine aussi est gratuite dans les entrepôts Amazon – disponible dans des distributeurs installés aux quatre coins des centres.

Il n’est pas facile de mesurer l’impact du bezosisme sur les travailleurs, même si certains s’y sont essayés. En 2019, dernière année pour laquelle des données sont disponibles, Amazon a fait état de 5,6 blessures pour 100 employés. Le taux moyen pour les entrepôts aux Etats-Unis la même année était de 4,8 %, selon les statistiques des entreprises et des autorités fédérales.

Amazon affirme que son taux de blessures paraît élevé uniquement parce que sa culture d’entreprise en matière de sécurité le conduit à documenter les incidents plus rigoureusement que ses concurrents.

Le groupe a pris un certain nombre d’initiatives pour réduire les blessures au travail ces derniers mois. Il a ainsi mis en place un programme baptisé « Working Well » dans 1 000 des quelque 2 000 sites qu’il compte dans le monde, indique Heather MacDougall, vice-présidente responsable de la santé et de la sécurité. (Amazon compte plus de 750 000 employés à des postes impliquant un travail physique ou encadrant du personnel de ce type.) Le groupe a également ajouté à la liste de ses principes de direction le fait de « viser à être le meilleur employeur au monde » et a annoncé un partenariat avec le National Safety Council, une institution à but non lucratif, pour trouver des moyens de diminuer l’incidence des troubles musculosquelettiques, pathologie la plus fréquente dans l’entreposage et la logistique. (Elle inclut par exemple les blessures dues aux gestes répétitifs.) Amazon s’est aussi engagé à consacrer 300 millions de dollars en 2021 au renforcement de la sécurité au travail.

S’il peut sembler inévitable que les technologies utilisées par Amazon conduisent à accélérer le rythme et les exigences du travail dans ces entrepôts, d’anciens cadres du groupe ayant conçu ces systèmes m’ont assuré que leurs effets sur le personnel dépendaient entièrement des dirigeants de l’entreprise.

Kiva Systems, l’entreprise de robotique qu’Amazon a achetée en 2012 et qu’il a rebaptisée Amazon Robotics, a mis au point le mécanisme permettant le déplacement des étagères dans les centres Amazon et travaillait auparavant pour d’autres clients. Lorsque ses techniciens et managers ont commencé à déployer leurs robots dans des entrepôts d’entreprises comme Walgreens, les employés s’en sont félicités, affirme le fondateur de Kiva, Mick Mountz, qui était devenu cadre chez Amazon après le rapprochement et a quitté le groupe en 2015. De fait, les employés en question, qui étaient auparavant obligés de parcourir plus de dix kilomètres par jour pour récupérer les marchandises à livrer, n’avaient désormais quasiment plus à marcher, les produits arrivant jusqu’à eux grâce aux robots.

Chez Amazon, le rythme de travail exigé des employés est la plus pure expression des objectifs de l’entreprise. Les dirigeants et porte-parole d’Amazon se plaisent à expliquer à quel point l’automatisation simplifie la tâche des employés. Toutefois, jusqu’à très récemment, ils ne semblaient pas aptes, ou disposés, à envisager que les exigences accrues que cette automatisation fait peser sur le personnel pourraient aboutir à un épuisement physique ou psychologique des employés

Mais imaginer qu’une nouvelle technologie capable d’augmenter la productivité d’un travailleur signifie que celui-ci aura finalement moins à faire est une erreur classique. L’histoire du travail montre que chaque fois qu’une tâche est automatisée, nous tendons à utiliser davantage le produit ou le service nécessitant cette tâche, en association avec d’autres, pour accomplir autre chose, ou quelque chose de plus compliqué ou difficile.

Comme le déclare publiquement Amazon, « les centres de traitement qui utilisent des robots ont souvent des effectifs supérieurs parce que les stocks circulent plus vite, ce qui nécessite des employés en plus ».

Un travailleur utilisant le système de Kiva dans ses premières formes pouvait tripler environ son rendement, explique M. Mountz. Mais cela ne signifie pas que les entreprises recourant à ce système aient réduit des deux tiers les heures de travail de leurs employés tout en leur versant le même salaire. En fait, Staples et Walgreens, deux des premiers clients de Kiva, ont profité de la meilleure productivité de leurs employés pour accroître la capacité de production de leurs entrepôts, stocker et expédier un plus large éventail de produits, raccourcir les délais de traitement des commandes, et finalement réduire le coût de leurs services, augmenter leurs profits, voire les deux à la fois. Autant de raisons pour lesquelles Amazon, client de Kiva lui-aussi, a décidé d’acheter l’entreprise.

Chez Amazon, le rythme de travail exigé des employés est la plus pure expression des objectifs de l’entreprise. Les dirigeants et porte-parole d’Amazon se plaisent à expliquer à quel point l’automatisation simplifie la tâche des employés. Toutefois, jusqu’à très récemment, ils ne semblaient pas aptes, ou disposés, à envisager que les exigences accrues que cette automatisation fait peser sur le personnel pourraient aboutir à un épuisement physique ou psychologique des employés.

« Nous établissons ces objectifs [en termes de cadence de travail] sur une période prolongée, en nous fondant sur les performances effectives des employés, souligne Mme MacDougall, la responsable de la santé et de la sécurité chez Amazon. Nous tenons compte de très nombreux facteurs, et tout tourne autour de la sécurité et du bien-être des employés. »

J’ai demandé à M. Mountz de me parler du taux de blessures sur les sites utilisant des robots que lui-même et ses techniciens avaient mis au point chez Kiva. Dans le système conçu à l’origine, a-t-il répondu, « nous mettions toujours l’accent sur le fait que l’être humain avait le contrôle de la machine, et non pas l’inverse. Il ne s’agissait pas de rejouer l’épisode de I Love Lucy (NDLR : célèbre série américaine des années 1950) dans la chocolaterie. »

Autrement dit, dans le système d’Amazon, les employés décideraient du rythme auquel ils prélèvent, rangent ou emballent des marchandises, l’automatisation s’adaptant à leur cadence. « Qu’un client, Amazon ou Walgreens, dise qu’il faut manipuler 800 articles par heure ou 300, est fonction du type de stocks géré et de la philosophie de management », indique M. Mountz.

D’anciens et actuels cadres d’Amazon m’ont décrit cette philosophie comme exigeante et axée sur la performance, fondée sur l’idée que chacun doit être poussé jusqu’à ses limites et que la sous-performance doit conduire au renvoi des employés. Amazon veut manifestement changer cette perception. Reste à savoir si les changements auront un impact sensible sur la vie de centaines de milliers d’employés de base, dont le travail est régi par des capteurs et des algorithmes, qui effectuent les tâches physiquement pénibles dont dépend l’empire du commerce électronique d’Amazon, et pour qui la cadence et la nature du travail sont fonction des décisions prises par les dirigeants du groupe autant que des technologies utilisées.

Adapté de Arriving Today : From Factory to Front Door—Why Everything Has Changed About How and What We Buy, par Christopher Mims, éditorialiste du Wall Street Journal spécialisé dans les technologies, à paraître le 14 septembre chez HarperBusiness. Copyright © 2021 Christopher Mims.

(Traduit à partir de la version originale en anglais par Anne Montanaro)

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