Société: l’écosystème djihadiste global
Des attentats du 11 septembre 2001 à la chute de Kaboul, le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde arabo-musulman, retrace, dans une tribune au « Monde », l’émergence d’un « djihadisme d’atmosphère » devenu planétaire.
Tribune.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont constitué un moment charnière dans l’histoire contemporaine : l’irruption de la terreur islamiste à l’échelle planétaire en a fait une ligne de faille majeure des convulsions de notre planète. La substitution d’un millenium djihadiste au troisième millénaire chrétien s’inscrit au cœur d’un « grand récit » qui assigne une nouvelle origine au temps du monde. Et à l’échelle des fractures du siècle écoulé, le 11/09 (2001) a effacé le 09/11 (1989) : l’effondrement des tours jumelles de Manhattan a remplacé celui du mur de Berlin – d’autant plus que la mort du communisme fut précipitée par le coup fatal porté à l’Armée rouge chassée de Kaboul, le 15 février 1989, par le djihad afghan.
Ce « Vietnam de l’URSS », qu’avait anticipé et concocté le conseiller national de sécurité de Jimmy Carter, Zbigniew Brezinski, dès l’invasion soviétique de Noël 1979, en faisant soutenir par la CIA un « djihad » financé par les pétromonarchies de la péninsule Arabique, se solde de tous comptes le 15 août 2021. L’armée américaine fuit à son tour Kaboul dans une confusion dont les images évoquent celles de son retrait calamiteux de Saïgon le 30 avril 1975… en un douloureux retour de manivelle.
Cet affrontement schématisé en termes manichéens qui opposerait l’Occident sécularisé et démocratique à un Orient islamiste ne correspond pas totalement, on le voit, aux réalités plus complexes du terrain. D’autant plus que, au lendemain du 15 février 1989, la défaite de l’Armée rouge était reléguée en pages intérieures des journaux qui faisaient leur « une » sur la fatwa de l’ayatollah Khomeyni condamnant à mort pour blasphème, le 14, l’auteur des Versets sataniques, Salman Rushdie. Le Guide suprême de la République islamique chiite d’Iran avait, en effet, en créant ce scandale planétaire, tiré le tapis sous les pieds de ses rivaux islamistes sunnites, obnubilant leur succès géopolitique contre la superpuissance soviétique, en portant le fer au Royaume-Uni, sur le territoire même d’un Etat européen dont Salman Rushdie était citoyen.
Al-Qaida est née alors en réaction à cette frustration du djihad sunnite d’avoir été dépossédé de sa victoire afghane : dans le manifeste de l’organisation, Cavaliers sous la bannière du Prophète, mis en ligne vers 1998, Ayman Al-Zawahiri, à l’époque bras droit de Ben Laden, déplore d’avoir perdu la « bataille médiatique » et attribue à cela l’échec des djihads d’Egypte, d’Algérie, de Bosnie durant cette décennie, car les « masses musulmanes » n’ont pas rejoint « l’avant-garde islamiste » par crainte de la puissance occidentale. Il en appelle à une offensive majeure sur ce terrain, qui damera le pion à ses rivaux chiites et fera pénétrer la violence sacrée au cœur même de l’Occident de manière plus spectaculaire encore que la fatwa, en produisant des images qui projettent un spectacle aux codes narratifs hollywoodiens au cœur de l’information télévisuelle.
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