L’éloge de la notion de temps perdu
Incertitude, quand tu nous tiens… La pandémie a fait valser notre rapport au temps, mettant l’improvisation au cœur de nos vies. Et si la philosophie antique nous aidait à mieux vivre au présent ? Entretien dans le Monde avec la philosophe Ilaria Gaspari, autrice de « Leçons de bonheur »
Philosophe et romancière italienne, Ilaria Gaspari est l’autrice de Leçons de bonheur (PUF, 2020). Après une douloureuse rupture amoureuse, tout en faisant ses cartons, la jeune femme se lance le défi de se consacrer pendant six semaines à six écoles de philosophie antique. Façon « exercices pratiques », elle convoque Pythagore, Parménide, Epictète, Pyrrhon, Epicure et Diogène pour redonner du sens à sa vie. Un essai et une philosophie « vivante » qui résonne en ces temps où l’incertitude et l’improvisation règnent.
Confinement, déconfinement, incapacité à se projeter… ce que nous vivons depuis un an et demi s’apparente-t-il à une crise du temps ?
La pandémie a accéléré une crise du temps déjà présente, cette idée que le futur n’était plus synonyme de progrès, mais de catastrophes à venir. Avec le Covid-19, nous avons été confrontés à notre vulnérabilité et plus largement à celle de la condition humaine, au fait de vivre un temps fini. Cette crise nous a forcés, du jour au lendemain, à vivre au présent, sans pouvoir anticiper ni faire de projets. C’est comme si, soudainement, l’humanité avait été soumise à une expérience collective, certes, très traumatisante, mais aussi intéressante sur son rapport au temps et au présent.
Sommes-nous capables de vivre au présent ? Ou est-ce mission impossible ?
Vivre au présent n’a rien d’impossible : la preuve, des millions d’êtres humains ont été forcés de le faire pendant des mois. Cela a été une épreuve pour beaucoup. Mais nous avons aussi réussi, malgré nous, à changer d’attitude par rapport au temps. A ralentir, à revoir nos priorités… Sur ce point, nous avons beaucoup à apprendre des philosophes grecs, pas seulement pour penser la vie, mais pour la vivre ! Les Grecs étaient très attachés à la notion de « schole » (qui a donné le mot école) : un temps libre, qui n’est pas utilisé pour gagner de l’argent ou performer, mais pour réfléchir, s’améliorer, perfectionner sa pensée. Un temps qui ne sert pas à raconter sa vie sur Instagram ou à ajouter des lignes sur son CV. Un temps de la liberté, en sorte.
Pendant un an, avant le confinement, vous avez appliqué dans votre vie quotidienne les préceptes de six écoles philosophiques antiques. Ces exercices vous servent-ils aussi à vivre cette période de pandémie ?
En écrivant ce livre, Leçons de bonheur, j’étais loin de me douter que nous allions tous vivre un an plus tard une sorte d’expérience philosophique et spirituelle grandeur nature ! Mais oui, ces exercices m’ont permis de changer mon rapport au temps. Prenez Pythagore, par exemple : suivre ses préceptes très stricts, très contraignants et parfois indéchiffrables
(« Abstiens toi des fèves », « Ne ramasse pas ce qui est tombé », « Ne romps pas le pain », etc.) est finalement assez proche de ce qu’on nous a imposés pendant le confinement. On a pu se sentir esclave, étouffé dans notre liberté. Mais suivre ses règles, développer une routine, nous a aussi aidés à vivre ce présent. Car la répétition et l’habitude nous rassurent, permettent de développer une certaine posture ancrée dans le présent.
Mais le présent était alors devenu sans horizon, étriqué !
Certes, mais même dans cette limitation de la liberté, il y a la possibilité de trouver son propre chemin. C’est ce que nous enseigne Pythagore : il faut être créatif dans son rapport au temps, explorer, ne pas toujours chercher à prendre la voie la plus rapide, la plus efficace, à gagner du temps. Pendant le confinement, je me suis beaucoup attachée à cela : trouver ma propre route. J’ai d’ailleurs très peur de perdre cette relation très privilégiée, très intime avec le temps.
Depuis le début du déconfinement, en France comme ailleurs, on sent comme une envie au sein de la population, surtout chez les jeunes, de « rattraper le temps perdu ».
Il faut absolument sortir de cette notion de « temps perdu », de cette injonction à utiliser le temps de manière performative. Comme si le temps dont on ne peut pas montrer l’usage n’existait pas. C’est totalement contraire à l’idée de schole dont on a parlé plus haut, une idée précieuse après les mois qu’on vient de vivre. J’ai interviewé beaucoup de gens qui sont comme nostalgiques du premier confinement, parce que soudainement, pendant cette courte période certes angoissante et difficile, on était à nouveau maîtres de notre temps, un peu comme des enfants. Il est essentiel de garder cela en mémoire, de ne pas chercher à effacer ce qu’on a vécu.
Vous racontez dans « Leçons de bonheur » être une procrastineuse professionnelle. Vous confrontez aux préceptes antiques puis vivre confinée ont-ils eu raison de cette procrastination ?
Dès mars 2020, toutes les excuses que j’avais pour procrastiner se sont envolées ; le confinement a été l’occasion de réfléchir à mes priorités, de m’organiser de manière plus créative. Même si derrière cette procrastination, il y a finalement une forme de névrose contre laquelle j’ai du mal à lutter : celle de finir un travail, une mission. Laisser les choses inachevées me rassure ! En revanche, contrairement à avant, je n’ai plus cette sensation permanente de culpabilité, car il n’y a pas de façon juste de vivre le temps ; j’habite le temps à ma façon, et cela me libère.
Vous dites avoir beaucoup appliqué l’enseignement d’Epictète et des Stoïciens : distinguer les choses qui sont à notre portée et celles qui nous sont hors de portée.
C’est le précepte auquel je pense le plus souvent depuis un an et demi. Beaucoup de gens ont dû vivre une interruption brusque dans leur vie : annuler ou reporter un mariage, un déménagement, être bloqué dans un pays étranger… Ces événements sont moins difficiles à vivre si l’on accepte qu’on n’a pas d’emprise dessus, qu’elles sont donc hors de portée. Mais c’est une sagesse difficile à acquérir. Il faut, à mon avis, la compléter par une attitude épicurienne – même si ces deux écoles étaient rivales à l’époque.
Qu’avons-nous à apprendre d’Epicure, justement ?
Epicure a fondé son école dans une période de crise et de perte de repères, comme celle que nous traversons, à l’époque des conquêtes d’Alexandre. Son idée est essentielle : l’homme ne doit pas être esclave de ses peurs irrationnelles. Pendant le confinement, au réveil, on allumait la radio, la télévision, qui déversaient leur flot de mauvaises nouvelles, leur décompte de morts… L’angoisse était là, tout le temps. J’ai donc suivi un principe épicurien : faire chaque matin la liste des maux dont je ne souffrais pas, plutôt que de se focaliser sur mes malheurs, mes chagrins. C’est un exercice de gratitude qui, répété, fonctionne ! Epicure a même inventé le tetrapharmakon, un raisonnement logique qui fonctionne comme une médecine, une thérapie.
Quel lien faites-vous entre ces exercices philosophiques et la méditation bouddhiste ou de pleine conscience, qui, elles aussi, aident à vivre le présent ?
Il y a d’abord un lien assez fort entre les philosophies orientales, comme le bouddhisme, et la philosophie grecque. Un lien historique, bien sûr, puisque sous Alexandre, la culture hellénique a infusé jusqu’en Orient. Mais il me semble qu’il s’agit, dans les deux cas, d’un travail sur la conscience. La conscience du temps, notamment. La méditation est une technique qui semble plus facile d’abord que l’approche philosophique, mais toutes deux répondent aux mêmes besoins. On imagine la méditation plus proche du corps, de la posture… mais si on regarde bien, les philosophes grecs proposent aussi cette gymnastique, cette connection entre le corps et l’esprit. Pour être « bien » dans son rapport au temps, il faut à la fois une approche spirituelle et physique.
L’improvisation est au cœur de nos vies depuis plusieurs mois. La philosophie grecque nous aide-t-elle à improviser ?
Pas vraiment, car elle prône, au contraire, une forme de discipline. Mais la seule possibilité de développer une pratique philosophique, à traverser les exercices dont je parlais plus haut, c’est, en effet, l’improvisation ! Diogène le Cynique était un grand improvisateur, une sorte de star du stand-up avant l’heure. Il allait parler aux gens dans la rue, les provoquait et improvisait des solutions pour échapper aux conventions. A nous d’oser aussi improviser pour construire une relation créative et personnelle au temps.
0 Réponses à “L’éloge de la notion de temps perdu”