Les enjeux politiques cryptomonnaies
Peter Rudegeair et Julie Bykowicz évoque les enjeux politiques des cryptomonnaies dans le Wall Street Journal
Le conflit relatif à la fiscalité des monnaies numériques comme le bitcoin vient de faire franchir une étape majeure au secteur des cryptomonnaies et de galvaniser une communauté jusqu’à présent éparse composée d’investisseurs, de plateformes d’échanges, de financiers et d’influenceurs des réseaux sociaux.
Sur le devant de la scène, Ashton Kutcher, Elon Musk et Jack Dorsey, directeur exécutif de Square, ont mis le feu à Twitter au sujet d’une disposition du plan d’investissement dans les infrastructures de 1 000 milliards de dollars visant à étendre et à renforcer les règles de taxation des transactions en cryptomonnaies. Conséquence, des dizaines de milliers d’abonnés ont interpellé les membres du Congrès.
En coulisses, des lobbyistes, des responsables de divers groupes et des dirigeants d’entreprises spécialisées en cryptomonnaies se sont retrouvés sur Google Meet plusieurs fois par jour pour coordonner leurs prises de contact avec le Congrès et ont élaboré une liste commune de leurs relations appartenant à la sphère législative.
Le groupe a mobilisé les sénateurs Ron Wyden (démocrate, Oregon), Pat Toomey (républicain, Pennsylvanie) et Cynthia Lummis (républicaine, Wyoming), qui ont prôné une approche plus favorable au secteur. Il a même réussi à convaincre le rédacteur de la proposition originale, le sénateur Rob Portman (républicain, Ohio) de restreindre la définition de courtier en cryptomonnaie. Mais cette campagne a échoué lorsqu’un sénateur a bloqué une modification relative à un tout autre sujet.
Ce mouvement collectif illustre très bien l’influence croissante de ce jeune secteur à Washington et dans la finance. Il a, en outre, donné aux passionnés un mode d’emploi pour les combats à venir
Si le secteur de la cryptomonnaie n’a pas réussi à modifier la loi votée par le Sénat, ce mouvement collectif illustre très bien l’influence croissante de ce jeune secteur à Washington et dans la finance. Il a, en outre, donné aux passionnés un mode d’emploi pour les combats à venir.
« La puissance de la crypto-communauté a en quelque sorte révélé sa dimension citoyenne », a affirmé Brian Armstrong, directeur général de la plateforme d’échange Coinbase Global lors d’une conférence de résultats mardi dernier. « Elle est en train de devenir un acteur qui s’affirme dans le débat réglementaire américain ».
Les crypto-lobbyistes affirment qu’ils peuvent encore l’emporter lors du passage du projet de loi sur l’infrastructure à la Chambre des représentants le mois prochain, ou lorsque l’agence chargée des impôts (IRS, Internal Revenue Service) mettra en œuvre les nouvelles règles par la suite. Plusieurs élus ont également évoqué une loi indépendante qui donnerait une définition des courtiers en cryptomonnaie plus étroite que celle de la disposition actuelle.
Comme l’a clairement établi Gary Gensler, directeur de la Securities and Exchange Commission (SEC), l’autorité américaine des marchés financiers, lorsqu’il a récemment comparé les cryptomonnaies au Far West, il faut s’attendre à ce que de nouvelles réglementations soient mises en place aux Etats-Unis. Mais ceux qui militent pour une plus grande sévérité gouvernementale vis-à-vis des cryptomonnaies savent désormais que leurs opposants sont capables d’une mobilisation encore inenvisageable jusqu’ici.
« La bataille autour du projet de loi sur les infrastructures montre que l’univers de la cryptomonnaie a désormais une voix à Washington » estime Andrew Park, analyste senior chez Americans for Financial Reform, société qui prône des régulations plus strictes et plus de responsabilité fiscale pour les cryptomonnaies. « C’est encore le tout début. Ils n’ont pas encore les contacts dont bénéficient des secteurs mieux établis. Mais ils ont fait entendre leur voix. »
De toute évidence, le lobbying de l’univers des crypto-actifs a trouvé les moyens d’amplifier cette voix de plus en plus rapidement.
Les entreprises et organisations du secteur ont dépensé environ 2,3 millions de dollars au premier semestre, soit le double de l’année précédente.
Au cours des douze derniers mois, cinq entreprises et organisations de cryptomonnaie ont engagé des lobbyistes fédéraux pour la première fois. Et elles se sont mises à recruter des consultants disposant de relations à Washington.
Faryar Shirzad, ancien responsable à la sécurité nationale, au commerce et aux échanges dans des administrations républicaines et démocrates, est devenu responsable des politiques chez Coinbase en juin, après avoir passé quinze années au service affaires publiques de Goldman Sachs. Julie Stitzel, ancienne responsable de la Chambre de commerce des Etats-Unis, a rejoint Square au printemps en tant que directrice des politiques Bitcoin pour son portefeuille numérique Cash App.
« S’il y a une chose qui peut expliquer la différence entre ce qui se passe maintenant et ces sept dernières années, c’est que de nombreuses entreprises, après beaucoup de faux départs, ont recruté des gens de Washington » explique Jerry Brito, directeur exécutif de Coin Center, groupe de réflexion à but non lucratif autour des cryptomonnaies fondé en 2014. « Nous avons désormais des homologues avec qui nous pouvons nous coordonner. »
La communauté autour du bitcoin, la première cryptomonnaie et la mieux connue de toutes, avait commencé à faire quelques premières tentatives de démarches à Washington il y a moins d’une dizaine d’années. A l’époque, aux yeux des législateurs, les bitcoins et autres monnaies du genre n’étaient quasiment associés qu’à des transactions illicites du style sexe et trafic d’armes. La Bitcoin Foundation, organisme fondé en 2012, a dû lutter pour gagner du terrain au milieu de scandales internes et de fréquents changements de personnel.
Dans ces tout premiers temps, Todd White, lobbyiste chez Rulon & White Governance Strategies, raconte n’avoir pas réussi à convaincre les entreprises de cryptomonnaies qu’elles avaient besoin d’aide à Washington.
« Le secteur ne comprenait pas le pouvoir du lobbying. Ils viennent de se réveiller ces deux dernières semaines, et maintenant il y a une réelle opportunité de transformation », explique M. White, qui représente désormais un nouveau groupe appelé Government Blockchain Association.
Mike Conaway, ex-élu républicain du Texas qui a effectué huit mandats à la Chambre des représentants et ne s’est pas représenté l’année dernière, est désormais lobbyiste officiel pour le compte de Ripple Labs Inc., une start-up de cryptomonnaie. Howard Schweitzer, ancien directeur des affaires juridiques de l’Export-Import Bank et directeur général du plan Paulson, fait du lobbying pour Bitcoin Association, groupe qui soutient un embranchement du bitcoin (BSV).
Les racines libertariennes du mouvement bitcoin rendent nombre de ses adhérents rétifs voire méprisants à l’égard de tout ce qui peut impliquer le gouvernement
A l’image des monnaies décentralisées pour lesquelles il milite, le secteur ne possède pas une voix unique à Washington. Et les racines libertariennes du mouvement bitcoin rendent nombre de ses adhérents rétifs voire méprisants à l’égard de tout ce qui peut impliquer le gouvernement, alors même que sa technologie originelle a conquis la Silicon Valley, Wall Street et les grandes entreprises américaines.
Certains lobbyistes ont concédé que ces dynamiques ont pu s’avérer problématiques.
La Chamber of Digital Commerce, groupe fondé en 2014, a irrité pas mal de ses membres en invitant des banques, des cabinets de conseil et des entreprises technologiques qui n’avaient que des attaches marginales aux cryptomonnaies à rejoindre ses rangs. En 2020, Coinbase, la plus grande plateforme d’échanges de cryptomonnaies aux Etats-Unis, a quitté la Blockchain Association, groupe qu’elle avait contribué à fonder deux ans auparavant. Le schisme s’est produit après que l’association a accordé le statut de membre à un rival de Coinbase, Binance.US, dont les filiales ont été confrontées à une foule de problèmes de réglementation à l’étranger.
Cette fragmentation, ainsi qu’un manque de ressources contribuent à expliquer pourquoi de nombreux acteurs du secteur n’étaient pas informés ou pas préparés à la disposition du plan infrastructures introduite par M. Portman. Certains groupes, dont la Chamber of Digital Commerce, ont eu de fréquentes discussions avec les membres de l’équipe de M. Portman lorsque la disposition était en cours de rédaction, tandis que d’autres, comme Coin Center, n’y ont pas participé.
Pourtant, certains indices laissaient deviner que quelque chose se tramait. En mai, le département du Trésor des Etats-Unis a annoncé dans un rapport espérer augmenter les recettes fiscales de l’année à venir en élargissant les informations que les courtiers en cryptomonnaies devraient fournir au gouvernement afin de prévenir l’évasion fiscale.
Pourtant, lorsque la disposition de M. Portman a été rendue publique fin juillet, plusieurs groupes du monde des crypto ont uni leurs forces. Une déclaration commune qualifiant les exigences de la disposition « d’inapplicables » a attiré cinq signataires, dont Coinbase et la Blockchain Association qui en ont profité pour se réconcilier.
Coinbase a également contacté M. Wyden, connu pour ses prises de position en faveur des technologies émergentes et de la protection des données personnelles, et trouvé chez lui une oreille attentive. M. Wyden, M. Toomey et Mme Lummis ont proposé un amendement à la loi sur l’infrastructure clarifiant la définition de courtier de cryptomonnaie.
L’intérêt de ces sénateurs pour les cryptomonnaies est tout sauf éphémère. En juin, M. Toomey a investi entre 2 000 et 30 000 dollars dans un portefeuille bitcoin et ethereum. Mme Lummis est originaire d’un Etat qui a modifié ses lois afin de les rendre accueillantes pour les entreprises de gestion d’actifs numériques et a révélé posséder entre 100 000 et 250 000 dollars de bitcoins.
Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, les fans de cryptomonnaie ont entendu l’appel à contacter les élus du Congrès lancé par Fight for the Future, groupe à but non-lucratif militant pour un internet plus ouvert. La campagne #DontKillCrypto, amplifiée par Jack Dorsey et Ashton Kutcher, a suscité plus de 40 000 interpellations en direction des législateurs.
« Nous avons été soufflés par les résultats » s’étonne encore Lia Holland, directrice de la communication de Fight for the Future. « Si nous avions provoqué 5 000 appels, nous aurions déjà considéré ça comme une réussite. »
Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérengère Viennot.
Traduit à partir de la version originale en anglais
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