Climat : des ruptures irréversibles
La climatologue suisse, Sonia Seneviratne, explique à la Tribune que des ruptures sont irréversibles
Considérée comme l’une des climatologues les plus influentes au monde, Sonia Seneviratne enseigne à l’École polytechnique fédérale de Zurich, en Suisse.
Quels nouveaux éléments cette publication fournit-elle, que l’on ignorait au moment du dernier rapport de 2014 ?
SONIA SENEVIRATNE - Globalement, ce rapport confirme les pires prévisions sur le réchauffement climatique déjà formulées il y a plusieurs années par le Giec. La principale nouveauté, c’est qu’il s’appuie sur des bases scientifiques encore plus solides : depuis 2014, la science du climat a évolué, la littérature sur le sujet s’est étoffée, et nous arrivons donc mieux à montrer l’effet du changement des températures sur l’apparition d’événements extrêmes. Certes, cela avait déjà été observé par des tendances claires, avec une multiplication des canicules et des précipitations extrêmes dans plusieurs régions du monde. Mais nous avons aujourd’hui des preuves formelles du lien de l’augmentation de ces événements avec le dérèglement. Ces avancées permettent d’établir de meilleures projections sur les implications concrètes d’un monde à +1,5°C ou +2°C par rapport à l’ère pré-industrielle.
Cette meilleure compréhension est en grande partie due au développement important de ce qu’on appelle la science de l’attribution, qui permet d’affilier des événements isolés au changement climatique induit par les activités humaines. Ainsi, nous pouvons être sûrs que des événements très extrêmes, comme les records de chaleur au Canada cet été, auraient eu une chance quasi-nulle d’avoir lieu en l’absence de réchauffement du climat. Pour ce faire, nous comparons des données multiples, celles-ci faisant apparaître des tendances. Si toutes les études délivrent le même signal, nous pouvons alors nous appuyer sur un taux de confiance très élevé quant à l’implication de l’homme dans les événements passés au crible. C’est très clair pour les vagues de chaleur, mais ça l’est moins pour les sècheresses dans certaines zones, faute à un manque de données disponibles sur ce sujet dans plusieurs régions.
Ces études d’attribution permettent aussi de consacrer un fait scientifique : on sait aujourd’hui que le réchauffement climatique est à 100% dû aux émissions humaines. On peut identifier ce rôle des émissions humaines non seulement à l’échelle globale, mais aussi dans différentes régions du globe, avec des effets clairement identifiables.
Est-il toujours possible de respecter l’objectif de l’accord de Paris, de maintien des températures en-deçà de 2°C, si possible +1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle ?
La possibilité de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C s’éloigne de plus en plus. Dans le meilleur scénario retenu par le GIEC, on parviendrait peut-être à le limiter autour de cette valeur mais on aurait quand même un léger dépassement à +1,6°C – avant de revenir peu à peu à +1,5°C à la fin du siècle. Mais c’est l’hypothèse la plus ambitieuse : il faut réaliser qu’il n’y a eu vraiment aucun progrès réalisé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ces dernières années, qui continuent à augmenter en même temps que la hausse de la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, malgré les nombreuses alertes.
C’est pour ça qu’on se trouve à un moment charnière : si on continue comme ça, ce sera vraiment trop tard d’ici à un ou deux ans. Il faut une réelle prise de conscience, et la mise en place d’une action immédiate. Et les technologies de captage du CO2 ne nous sauveront pas : elles sont déjà incluses dans le « meilleur » scénario du GIEC pour diminuer un peu la température d’ici à 2100, mais cela reste très hypothétique puisque ces techniques n’existent pas aujourd’hui.
Quel serait l’impact d’un réchauffement à +1,5°C et à +2°C sur la survenue des événements extrêmes ?
Dans les deux cas, les conséquences seront nombreuses, mais chaque fraction de degré compte pour limiter ces crises : à +2°C, il est sûr que beaucoup plus de régions subiront des événements extrêmes qu’à +1,5°C. Dans ce dernier cas de figure, on n’aurait pas encore de signal clair pour les sècheresses en Europe, par exemple, alors que ce serait le cas à +2°C. Concernant les précipitations extrêmes, le GIEC a identifié que leur intensité a augmenté de 7% à chaque degré supplémentaire. Alors que les températures ont déjà augmenté d’environ 1°C depuis l’ère pré-industrielle, 7% d’augmentation a déjà eu lieu. A +1,5°C, on serait plus près des 10-11%, et à +2°C des 14%.
Quant aux températures en tant que telles, leurs augmentations seront aussi plus élevées sur les continents en cas de réchauffement global de la planète. Dans un monde à +1,5°C, on aurait en moyenne des canicules de 2°C de plus sur les continents, tandis qu’à +2°C au global, ces canicules seraient de l’ordre de +2,5° ou 2,6°C. L’explication est simple : le réchauffement des continents est de l’ordre de 50% plus élevé qu’à l’échelle globale. C’est pour ça que dans certaines régions, comme en Méditerranée, on a en fait déjà dépassé les +1,5°C.
Surtout, les événements extrêmes combinés vont se multiplier : pour les inondations côtières, par exemple, il y aura une combinaison entre augmentation des précipitations extrêmes et hausse du niveau des mers, ce qui augmentera encore les périls. Il ne faut pas regarder les changements de manière isolée, mais comprendre qu’ils se combineront pour induire plus de risque.
Quelles régions seront particulièrement touchées ?
Ces phénomènes toucheront toutes les régions du monde : on voit d’ailleurs déjà des catastrophes climatiques se déclencher partout sur le globe. Mais ce sera particulièrement important dans certaines zones sensibles. En France, la région méditerranéenne sera plus affectée que d’autres : la hausse des températures, plus forte qu’à l’échelle mondiale, et la récurrence des sècheresses vont encore s’accentuer à mesure que le réchauffement s’amplifie, et aggraver le risque de feux de forêts. Sans compter que la région sera directement touchée par l’augmentation du niveau de la mer.
Ces changements auront des conséquences sur la biodiversité, sur la santé humaine, mais aussi sur l’agriculture : si des événements extrêmes ont lieu en même temps dans plusieurs régions agricoles, cela affectera forcément la production mondiale. Or, à +2°C, la probabilité d’une concomitance d’événements dans plusieurs zones sera plus forte.
Y a-t-il des phénomènes sur lesquels il est désormais trop tard pour agir ?
En fait, la plupart des changements qui ont déjà eu lieu sont irréversibles, en tout cas à l’échelle humaine, dans la mesure où le CO2 reste dans l’atmosphère pendant très longtemps – des centaines à des milliers d’année. Ainsi, si on arrêtait demain toutes les émissions de CO2, sa concentration diminuerait progressivement mais resterait bien plus élevé qu’en temps « normal » pendant tout ce temps.
D’autres phénomènes sont aussi impossibles à enrayer sur un très très long terme. Comme l’augmentation du niveau des mers, à cause de la quantité de CO2 déjà émises et de réactions en chaîne, liées à la fonte entamée des masses de glace. On a mis en route des processus qui vont continuer d’avoir lieu, peu importe les mesures qu’on mettra en place. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir : toute réduction supplémentaire peut, au moins, limiter l’augmentation supplémentaire du réchauffement et d’autres conséquences qui deviendraient elles aussi irréversibles. Mais c’est notre dernière chance pour rester dans la fourchette prévue des 1,5 à +2°C maximum.
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