Société-Amazon menace la démocratie
Un papier du Wall Street Journal évoque le risque qu’Amazon pèse de plus en plus non seulement sur l’économie aussi sur la démocratie (extrait)
« Il est tout à fait raisonnable de se demander si le fait d’autoriser Amazon à s’appuyer sur sa plateforme pour intégrer d’autres métiers lui donne un pouvoir économique et politique indu », écrivait en 2017 Lina Khan, alors étudiante en droit, dans un article désormais célèbre.
Le mois dernier, le président Joe Biden a nommé cette femme de 32 ans à la tête de la Commission fédérale du commerce (FTC), l’agence américaine chargée de la protection des consommateurs et de la concurrence. Lors de l’audition organisée pour la validation de sa candidature, en avril, elle a expliqué que le rôle historique des autorités de la concurrence est « de protéger l’économie et la démocratie du pouvoir incontrôlé des monopoles ».
Lina Khan incarne le mouvement dit « néo-brandésien », du nom de Louis Brandeis, avocat puis juge à la Cour suprême qui a passé sa vie à affirmer que l’antitrust devait protéger la concurrence, mais aussi et surtout empêcher les entreprises de devenir trop grandes. « On nous dit que la taille n’est pas un crime, écrivait-il en 1914. Mais la taille peut a minima devenir délétère du fait des moyens qui ont permis de l’atteindre ou de l’utilisation qui en est faite. »
Le bien-être du consommateur est peu à peu devenu le mètre étalon de l’antitrust. Mais après dix ans de concentration économique, de marges bénéficiaires élevées, de recul des créations d’entreprises et de manque d’investissement, le pouvoir des monopoles semble à nouveau se renforcer
Pour Louis Brandeis, la démocratie est notamment synonyme de liberté de négocier : entre un travailleur et un employeur, entre un fournisseur et un distributeur ou entre un agriculteur et une banque. Et pour cela, les acteurs doivent être nombreux. « Il redoutait que les entreprises deviennent immenses et puissantes, qu’elles prennent leur indépendance et qu’elles deviennent peu à peu insensibles aux désirs et aux peurs de l’humanité », écrivait en 2018 Tim Wu, professeur de droit à l’université Columbia et désormais membre du Conseil économique national.
C’est le prisme qu’ont adopté pendant des décennies tribunaux et régulateurs pour interpréter le droit de la concurrence, retoquant régulièrement des fusions ou des pratiques commerciales de type contrat d’exclusivité.
Le bien-être du consommateur est peu à peu devenu le mètre étalon de l’antitrust. Mais après dix ans de concentration économique, de marges bénéficiaires élevées, de recul des créations d’entreprises et de manque d’investissement, le pouvoir des monopoles semble à nouveau se renforcer.
L’élection de Joe Biden a également coïncidé avec un rejet des principes libéraux qui dominent les politiques économiques depuis des décennies. Les progressistes pointent du doigt l’obsession de l’efficacité, responsable selon eux de l’aggravation des inégalités et des disparités raciales, quand les populistes accusent le libre-échange d’avoir plombé le secteur industriel.
La Big Tech est l’épicentre du séisme. Une ou deux entreprises dominent les réseaux sociaux, les applications pour smartphones, les recherches sur Internet, la publicité en ligne et le commerce électronique. Du point de vue du bien-être des consommateurs, cela ne semble pas problématique : leurs produits sont bon marché, voire gratuits, et immensément populaires. Mais pour la concentration des pouvoirs, il en va autrement : en détenant des plateformes essentielles, les géants privent les vendeurs, les développeurs d’application, les fournisseurs de contenu et les consommateurs de la quasi-totalité de leur pouvoir de négociation, puisque les alternatives sont plus ou moins inexistantes. En outre, pour les concurrents potentiels, les barrières à l’entrée sont élevées, voire insurmontables. Ce sont les géants qui décident quel contenu politique et artistique des milliards d’utilisateurs peuvent voir et partager.
Pour Lina Khan, le risque que la structure d’une entreprise puisse permettre des comportements anticoncurrentiels importe plus que la preuve de ces comportements, par exemple une hausse des prix
Avant de prendre la présidence de la FTC, Lina Khan défendait deux options : empêcher les opérateurs de plateforme de type Amazon de faire concurrence aux utilisateurs de leurs plateformes ou leur appliquer la même réglementation que celle qui vaut pour les fournisseurs de services collectifs. Son idée ? Interdire les fusions verticales, c’est-à-dire le rapprochement entre deux composantes de la même filière (MGM, fournisseur de contenu, et Amazon, distributeur de contenu, par exemple) une fois la plateforme devenue dominante. Elle ne s’est pas exprimée sur la situation d’Amazon depuis son arrivée à la présidence de la FTC. En revanche, évoquant ces ambitions, Amazon lui a demandé de s’auto-exclure des enquêtes que la FTC pourrait mener sur le groupe.
Pour Lina Khan, le risque que la structure d’une entreprise puisse permettre des comportements anticoncurrentiels importe plus que la preuve de ces comportements, par exemple une hausse des prix.
Mais cette approche n’est pas sans risque : sans preuve tangible, difficile de plaider un dossier en justice. Un juge fédéral et la plupart des avocats généraux locaux ont ainsi retoqué des poursuites engagées par la FTC, affirmant qu’elle n’avait pas pu prouver que Facebook est un monopole. Les élus démocrates à la Chambre des représentants ont déposé des projets de loi assouplissant les critères, mais rien ne dit qu’ils seront adoptés. Par ailleurs, empêcher les entreprises de grandir pourrait priver les consommateurs des avantages que seul un géant peut offrir. Des millions de personnes se sont tournées vers Amazon quand la pandémie les a empêchées de se rendre dans les magasins.
Et si les néo-brandésiens redoutent un abus de pouvoir des entreprises, les partisans de Robert Bork s’inquiètent d’un abus des autorités de la concurrence. En 2018, le département de la Justice a essayé, sans succès, d’empêcher AT&T d’acheter Time Warner, une tentative motivée, selon certains, par l’animosité de Donald Trump vis-à-vis de CNN, qui appartient à Time Warner.
Même s’il est loin d’être parfait, un droit de la concurrence qui donne priorité au bien-être des consommateurs risque beaucoup moins d’être politisé qu’une démarche qui ambitionne de décider ce qui est bon ou pas pour la démocratie.
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