Le pantouflage des élites d’État
Désignant de manière souvent péjorative le fait, pour un haut fonctionnaire, de quitter le service de l’Etat et de rejoindre une entreprise privée, cette notion évoque aujourd’hui, à gauche, une forme de « corruption » des élites.
Par Ariane Ferrand dans le Monde
« Le haut fonctionnaire sait désormais qu’il est non seulement possible mais bien vu, accepté, voire encouragé, de passer du public au privé et d’y revenir ensuite. C’est une source de corruption, de corruption morale », tonnait Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise, LFI) à l’Assemblée nationale, le 26 juillet 2017. Ce qu’il fustigeait : le pantouflage, une expression que, selon le député Les Républicains (LR) des Côtes-d’Armor Marc Le Fur, « tout le monde comprend ». Le problème est récurrent et focalise souvent le débat public.
Le mot « pantoufle » provient de l’argot de l’Ecole polytechnique (l’X). Il s’applique initialement au renoncement à toute carrière publique à la fin des études. L’historien Christophe Charle date le terme des années 1880. Le mot désigne aussi le montant du remboursement de l’engagement décennal envers l’Etat – contrepartie d’une rémunération pendant les études – lorsqu’il n’est pas respecté.
Cette expression s’est généralisée aux fonctionnaires issus d’autres prestigieuses écoles comme les Ecoles normales supérieures (ENS), ou, à partir de 1945, l’Ecole nationale d’administration. A mesure que la pratique s’est diffusée dans la haute administration, le pantouflage a englobé plus généralement les transitions du public au privé.
Les raisons du pantouflage : les écarts de salaire, mais aussi des questions de statut social. Si la notion a des contours flous, elle vise essentiellement les hauts fonctionnaires et le passage dans de très grandes entreprises. On parle aussi de « pantouflage électoral » pour les personnalités publiques qui, à la suite d’une défaite lors d’un scrutin ou de la perte d’un portefeuille ministériel, occupent des postes généreusement rémunérés dans des entreprises privées en attendant que l’opportunité se présente pour revenir dans l’arène politique.
Le phénomène, loin d’être récent, ne s’est pas non plus massifié ces dernières décennies. Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la fonction publique, explique qu’« il n’y a pas de croissance linéaire », mais « des périodes historiques, en fonction de la situation des fonctionnaires, de la situation budgétaire, économique, de la demande de l’Etat et des entreprises, des alternances politiques, etc. ».
Quoi qu’il en soit, progressivement, le terme « pantouflage » s’est doté d’une forte coloration négative. Déjà en 1933, dans La Condition humaine, André Malraux dressait un portrait peu flatteur de hauts fonctionnaires, qu’affronte son héros Ferral, toujours bien accueillis dans les banques quand ils délaissent le service de l’Etat. Dans son ouvrage Le Coup d’Etat permanent (1964), François Mitterrand vilipendait une « technocratie qui “pantoufle’’ au service du grand capital ». Plus récemment, le journaliste Vincent Jauvert, dans son livre Les Voraces. Les élites et l’argent sous Macron (Robert Laffont, 2020), assène une critique cinglante à des hauts fonctionnaires qui n’auraient jamais autant « pantouflé à prix d’or dans le privé ».
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