La question taboue de la durée du travail en France
Franck Morel , xpert du temps de travail analyse les évolutions de la question taboue de la durée du travail en France. La France enregistre en effet l’une des durées du travail les plus faibles conjointement à un taux de productifs également le plus faible. (Interview dans l’Opinion)
Franck Morel est avocat associé au cabinet Flichy Grangé. Depuis 2003, Franck Morel publie Durée et aménagement du temps de travail (La revue fiduciaire), un ouvrage concret destiné aux praticiens. Dans l’édition 2021, la neuvième, parue le 3 juin, l’auteur pointe les grandes tendance qui font évoluer ce droit.
Pourquoi la question de la durée du travail est-elle si politique ?
Parce que le temps de travail est central dans la relation entre l’entreprise et ses salariés : le sujet concerne aussi bien la santé et la sécurité que la rémunération ou l’équilibre entre vie professionnelle et privée. Parce que, depuis deux siècles, les enjeux de la durée du travail ont épousé ceux du moment.
C’est-à-dire ?
Les premières lois sur le travail (22 mars 1841, puis 2 novembre 1892) concernent sa durée. Il s’agit de protéger les plus faibles, enfants et femmes. Le vecteur privilégié est la loi, et on raisonne sur la journée. Au siècle suivant, la semaine devient la référence et la fameuse loi de 1936 fixe la durée légale à 40 heures. La France est très industrielle et l’entreprise ressemble au théâtre classique, avec unité de temps, de lieu et d’action.
Quelles sont les priorités de l’après-guerre ?
Il s’agit de produire et de distribuer de manière équitable. Parallèlement à la loi, un autre instrument se développe, la convention collective, qui installe le principe de faveur : la négociation de branche apporte des garanties supérieures à celles de la loi. Curieusement, c’est la gauche, qui en 1982, introduit une brèche dans cette hiérarchie, en prévoyant des accords dérogatoires. Autre innovation cette année-là : on ne retient plus forcément le critère de la semaine, mais celui de l’année, avec la modulation du temps de travail.
Comment situer les lois Aubry (1998 et 2000) dans ce paysage ?
Dans la colonne des plus, je dirais qu’elles ont permis un formidable développement de la négociation collective. Autre apport : elles ont innové en créant le forfait jour pour les cadres. Aujourd’hui, un sur deux bénéficie de ce régime. Dans la colonne des moins, elles ont nourri une forme de distanciation culturelle vis-à-vis du travail et provoqué une stagnation des salaires. Malgré les tentatives pour corriger ces deux effets (comme les lois Tepa de 2007) les salariés français à temps plein travaillent moins : 1 526 heures par an contre 1 751 heures pour la moyenne des pays de l’OCDE.
« On pourrait simplifier l’organisation des congés payés. Pourquoi faut-il prendre deux à quatre semaines dans la période du 1er mai au 31 octobre ? »
A quelles nécessités du moment, ces deux lois répondaient-elles ?
Comme la loi Robien avant elle, les deux lois Aubry partent du principe qu’il existe un lien entre la réduction du temps de travail et l’emploi. Ce qui n’est pas démontré. On débat toujours sur l’impact de ces lois sur l’emploi : création de 300 000 emplois ou destruction d’emplois. A partir de 2003, les gouvernements rompent avec cette logique, en privilégiant la réponse à la demande par le biais des heures supplémentaires.
Aujourd’hui, quelles sont les tendances en matière de durée du travail ?
Il y a une montée en puissance du droit européen, d’autant plus étonnante qu’il n’existe quasiment qu’un texte, une directive de 1993. Elle érige des normes pour protéger le salarié, comme la limitation de la durée maximale hebdomadaire à 48 heures (en moyenne), en instituant la règle du repos quotidien (11 heures d’affilée) qui n’existait pas en France. A côtés de ces mesures positives une jurisprudence qui prend beaucoup, probablement trop, d’importance s’est développée. Les difficultés viennent notamment d’une définition binaire : le salarié se trouve soit au travail, soit au repos. La directive ne prévoit pas un troisième type de situation, les gardes ou certaines astreintes. La France a dû adapter ses textes dans différents secteurs (hôpital, enseignement, etc.). D’autres pays européens se plaignent des mêmes problèmes, mais les tentatives du Conseil et du Parlement, des partenaires sociaux européens pour réviser cette directive se sont toujours soldées par un échec. Un autre sujet concerne les congés payés. La directive établit un droit à quatre semaines de congés payés, mais le juge va plus loin que la France : ces droits sont acquis même en cas de maladie, ce qui n’est pas le cas dans la législation française. Ce feuilleton de jurisprudences n’est pas terminé.
Dans votre livre, vous pointez également le succès de la négociation collective.
Elle se déroule de plus en plus au niveau de l’entreprise, échelon encouragé par la loi Bertrand, fondatrice, de 2008 puis par la loi Travail de 2016 et les ordonnances Macron de 2017. Un chiffre illustre ce phénomène. Dans les années 1970, ces accords se comptaient en centaines chaque année ; dans les années 1980 et 1990, par milliers. Aujourd’hui, le rythme annuel est d’environ 80 000 accords. La durée du travail représente 20 à 25 % de ces textes.
Vous estimez nécessaire un élargissement progressif de la durée du travail. Sous quelle forme ?
Dans le cadre d’un rapport pour l’Institut Montaigne, j’ai proposé une modification de la législation portant sur la cinquième semaine de congés payés, puisqu’elle n’est pas concernée par la directive européenne (limitée à quatre semaines). L’idée serait de permettre aux accords d’entreprise d’avancer ou de retarder cette semaine, avec une majoration, pour faire face à une sous-charge ou à une surcharge d’activité, sur une durée de trois ans. On pourrait aussi simplifier l’organisation des congés payés. Pourquoi faut-il prendre deux à quatre semaines dans la période du 1er mai au 31 octobre ? La rémunération de ces congés est trop complexe aussi : elle peut représenter soit le dixième du salaire annuel, soit l’équivalent de ce que toucherait le salarié s’il travaillait. L’employeur est obligé de calculer, salarié par salarié, la formule la plus favorable des deux.
« On a vu que la baisse de la durée légale du travail pouvait devenir une véritable usine à gaz. On risquerait le même phénomène en allant mécaniquement dans l’autre sens »
Quel est l’effet du télétravail sur la durée du travail ?
Avec le télétravail, fini le théâtre classique ! Il n’y a plus d’unité de lieu, l’action est morcelée et l’horaire collectif est une fiction. Le temps n’est pas forcément la mesure adéquate du travail, on parle de charge de travail, d’intensité. Dans un rapport pour Myriam El Khomri (ministre du Travail), Bruno Mettling proposait dès 2015 un fractionnement du repos quotidien de onze heures : celui qui télétravaille peut s’arrêter un moment pour s’occuper de ses enfants, et reprendre son activité professionnelle le soir.
Faut-il modifier la loi Aubry qui fixe la durée légale à 35 heures ?
Il n’est pas nécessaire de toucher aux règles en matière d’organisation du temps de travail qui sont déjà assez souples. En revanche, il faudrait pouvoir plus aisément augmenter la quantité de travail. Le problème est qu’il n’est pas possible de porter au-delà de 35 heures le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Sur une longue période, il faudra pouvoir augmenter ou réduire plus facilement la durée du travail. On a su la réduire, de manière exceptionnelle, en utilisant massivement l’activité partielle ; il faudrait se doter d’instruments permettant d’aller en sens inverse, par exemple en négociant un seuil de déclenchement supérieur aux 35 heures. Mais, pour l’instant, il faut mettre sur la table tous les instruments permettant d’optimiser la durée du travail. D’où ma proposition de déplacer une semaine de congés payés. Ensuite, la question d’aller plus loin se posera probablement.
En augmentant la durée légale ?
Cela fait partie des possibilités. Ce n’est pas forcément l’outil le plus simple à manier. On a vu que la baisse de la durée légale pouvait devenir une véritable usine à gaz. On risquerait le même phénomène en allant mécaniquement dans l’autre sens. Il faut être pragmatique : ce ne sont pas les textes à eux seuls qui changent la réalité.
Les retraites, c’est aussi une question de temps de travail ?
Le débat sur l’âge légal et sur le nombre de trimestres nécessaires sera probablement posé lors de la campagne présidentielle, ou même avant. Mais l’organisation du temps de travail peut fournir des solutions d’appoint. Ainsi, un usage plus large du compte épargne temps pourrait intéresser ceux qui veulent partir plus tôt : pendant leur carrière, ils pourraient stocker du temps dans ce compte et l’utiliser au moment de leur cessation d’activité. Toutefois, cet outil ne permet pas de contourner la question centrale et nécessaire de l’âge et de la durée de cotisation.
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