Bientôt des voitures Apple ?
Alors que les voitures deviennent de véritables ordinateurs roulants, Apple et les autres entreprises technologiques lorgnent un marché à 5 000 milliards de dollars. (Un article du Wall Street Journal)
BMW a annoncé l’année dernière qu’il allait devenir le premier constructeur automobile à permettre à ses clients d’utiliser l’iPhone comme une clé de voiture entièrement numérique.
Maintenant que les voitures sont en train de se transformer en smartphones sur roues, pas étonnant qu’Apple ait décidé de passer la seconde.
D’abord il y a eu le passage des moteurs à combustion interne aux moteurs électriques, qui comportent beaucoup moins d’éléments mécaniques. Aujourd’hui, suite logique de cette évolution, un nouveau changement est en train de se produire — une adaptation essentielle pour un avenir de véhicules autonomes.
Pendant un siècle, l’automobile a été composée d’un système d’éléments mécaniques interdépendants : moteur, transmission, arbre de transmission, etc. Au fur et à mesure que ces éléments mécaniques ont évolué, des capteurs et des processeurs électroniques ont été incorporés pour les seconder mais les concepts ont peu changé. Résultat : des voitures dotées de dizaines ou de centaines de puces spécialisées qui ne se parlaient pas entre elles. Maintenant que les fabricants se mettent aux moteurs électriques, aux systèmes d’infodivertissement sophistiqués et aux radars de régulation de distance, les voitures ont besoin d’ordinateurs centraux pour contrôler ces fonctionnalités — pourquoi, alors, ne pas les utiliser pour tout contrôler ?
Au niveau matériel, cela pourrait simplement se traduire par un nombre moins élevé de puces contrôlant davantage de fonctions dans la voiture. Or un tel changement aurait des conséquences déterminantes sur les futures capacités des véhicules, sur la façon dont les constructeurs gagneront de l’argent ainsi que sur les acteurs qui vont survivre — et prospérer — dans un secteur automobile mondial qui pourrait bientôt être à mille lieues de son apparence actuelle.
« Nous avons eu suffisamment d’échos dans la chaîne d’approvisionnement pour savoir qu’Apple est réellement en train d’étudier chaque détail de la conception et de la fabrication des voitures »
Personne chez Apple ne fait vraiment part de ses projets, mais cela fait des années que l’entreprise envisage de jouer un rôle dans le secteur automobile et dépense des sommes faramineuses pour engager des centaines de personnes, pour éliminer leurs postes lorsque ses priorités changent, avant, presque aussi sec, d’engager de nouveaux ingénieurs avec le même genre de profil, puis de se remettre à en licencier, le tout pour concrétiser une vision finale encore totalement impénétrable.
Apple a aussi récemment approché des constructeurs automobiles comme Hyundai dans la perspective d’un éventuel partenariat industriel, avant que les discussions ne tombent à l’eau. Il est tout à fait probable que, comme d’habitude, Apple soit en train de faire des expériences, jusqu’à ce qu’il finisse par tomber sur quelque chose qu’il estimera pouvoir faire mieux que tout le monde.
« Nous avons eu suffisamment d’échos dans la chaîne d’approvisionnement pour savoir qu’Apple est réellement en train d’étudier chaque détail de la conception et de la fabrication des voitures », explique Peter Fintl, directeur de la technologie et de l’innovation chez Capgemini Engineering Allemagne, la branche de la multinationale qui travaille avec des dizaines de fabricants de voitures et d’équipementiers. « Mais personne ne sait si Apple va finir par créer une voiture, une plateforme tech ou un service de mobilité », ajoute-t-il.
De nombreuses autres entreprises technologiques, notamment Intel, Nvidia, Huawei, Baidu, Amazon, Google et sa maison-mère Alphabet sont en train de s’introduire dans le monde généralement terne, conservateur et aux marges relativement faibles du secteur de l’automobile et des équipements. Et dans le même temps, des constructeurs traditionnels comme Ford, General Motors, Toyota, Daimler et Volkswagen, ainsi que des équipementiers de longue date comme Bosch, ZF et Magna, adoptent une conduite qui tente de se rapprocher de celle de ces entreprises technologiques.
En gros, tout le monde est en train de se concentrer sur le logiciel — et de recruter frénétiquement dans cette optique. L’année dernière, quasiment tous les grands constructeurs automobiles ont annoncé vouloir engager beaucoup plus de développeurs. Volkswagen, par exemple, a déclaré en mars 2019 qu’il allait embaucher 2 000 personnes supplémentaires pour renforcer son équipe de développement technique ; l’entreprise possède déjà des milliers d’ingénieurs logiciel.
« Les logiciels sont en train de grignoter le monde, et les voitures sont les prochaines au menu », prédit Jim Adler, directeur général de Toyota AI Ventures, filiale capital-risque du fabricant automobile.
Du matériel au logiciel
Aujourd’hui, les voitures les plus sophistiquées comportent jusqu’à 200 ordinateurs embarqués et qui sont juste assez malins pour faire ce pour quoi ils sont programmés, c’est-à-dire tout contrôler, du moteur au système de freinage automatique en passant par la climatisation et le système de navigation et de divertissement embarqué, explique Johannes Deichmann, spécialiste des logiciels et de l’électronique automobiles chez McKinsey & Company. Ces ordinateurs, élaborés par tout un assortiment de fournisseurs différents, ont généralement recours à des logiciels propriétaires, ce qui les rend largement inaccessibles même au fabricant de la voiture.
Vous voulez une meilleure accélération, une plus grande autonomie, un système de conduite autonome amélioré, ou que votre système de navigation embarqué fasse un bruit de pet chaque fois que vous mettez votre clignotant ? Tesla a montré qu’une mise à jour suffisait à y parvenir
Ce type de modularité n’est pas particulièrement problématique — est-ce que GM a réellement besoin de savoir comment fonctionne l’ordinateur qui gère les essuie-glaces lorsqu’il construit une Chevrolet Malibu ? Et pourtant, la prolifération de ces processeurs bornés a conduit à une insoutenable complexité, explique M. Deichmann.
Comme on l’imagine bien, Tesla a joué un grand rôle dans la nouvelle orientation de l’industrie automobile. Dès la première Model S, Tesla a fait un pas décisif en remplaçant des centaines de petits ordinateurs par une poignée de modèles plus gros et plus puissants, expose Jan Becker, directeur général d’Apex.ai, une start-up de logiciels automobiles basée à Palo Alto. Les systèmes qui autrefois nécessitaient des puces dédiées sont désormais gérés dans des modules logiciels distincts.
C’est la raison pour laquelle Tesla peut ajouter de nouvelles fonctionnalités à ses véhicules avec des mises à jour over-the-air, ajoute-t-il. Vous voulez une meilleure accélération, une plus grande autonomie, un système de conduite autonome amélioré, ou que votre système de navigation embarqué fasse un bruit de pet chaque fois que vous mettez votre clignotant ? Tesla a montré qu’une mise à jour suffisait à y parvenir. Cela ressemble beaucoup aux processus de continuelles mises à jour des logiciels de nos appareils mobiles auxquelles nous nous sommes habitués.
Les constructeurs automobiles lui emboîtent le pas et se hâtent de construire ou de commander leurs propres systèmes d’exploitation embarqués. Le secteur reste encore largement ouvert, affirme M. Fintl. Nvidia propose son logiciel Drive OS, Volkswagen et Daimler ont annoncé qu’eux aussi, comme Tesla, travaillaient sur leur propre version, et Google s’insinue toujours plus dans les véhicules grâce à son interface Android Auto OS. S’il se concentre pour l’instant sur les systèmes d’infodivertissement et de navigation embarqués, Ford a récemment annoncé qu’à partir de 2023, il utiliserait Android pour les interfaces de tous les modèles vendus hors de Chine — y compris dans le tout nouveau Ford F-150 Lightning — et qu’il utiliserait également Google pour l’aider à gérer les flux de données collectées dans ses véhicules. GM utilise aussi Android dans son modèle de SUV tout électrique Hummer.
C’est ici qu’Apple pourrait se retrouver face à une décision difficile à prendre : s’il a l’opportunité de faire montre de son immense expertise dans le domaine des logiciels et de la fabrication de puces pour créer une nouvelle génération de plateforme à destination du plus offrant, d’habitude il crée des produits pour sa propre marque, pas des composants pour les autres. En outre, l’idée de devenir un nouveau fournisseur de constructeurs automobiles est une stratégie déjà échafaudée par Intel (via Mobileye), Alphabet (via Waymo et Android Auto), Nvidia et d’autres.
C’est parce qu’il est immensément complexe et coûteux de fabriquer et de livrer des milliers, voire des millions de véhicules — et de les rendre sûrs — que tant d’entreprises technologiques joignent leurs forces à celles des constructeurs automobiles plutôt que de se lancer dans la construction de leurs propres véhicules, explique Ryan Robinson, directeur des recherches automobiles chez Deloitte.
Alors que les analystes prédisent depuis des années que les grands constructeurs automobiles ne vont faire qu’une bouchée de Tesla, il s’avère en fait que les véhicules électriques sont davantage une question de logiciel que de matériel. Et les constructeurs ne sont pas encore très bons dans le domaine de l’élaboration de logiciels exigés par les voitures et les conducteurs d’aujourd’hui. Volkswagen a décidé en juin dernier que malgré des années de développement, il devait repousser le lancement d’un véhicule électrique phare parce que son logiciel n’était pas encore prêt.
Apple or not Apple ? Telle est la question.
« C’est le grand point d’interrogation du secteur : savoir si une célèbre marque à la pomme s’apprête à entrer dans le jeu », dit M. Deichmann.
Apple a déjà son interface CarPlay pour iPhones. Mais celle-ci se limite à des fonctions comme le divertissement et la navigation et n’a rien à voir avec l’intégration et les capacités plus poussées requises dans un véritable système d’exploitation d’automobile. En outre, Apple a montré d’incroyables capacités à concevoir le genre de puces et de capteurs dont une voiture intelligente aurait besoin, mais qu’on ne trouve pour l’instant principalement que dans les iPhones, les iPads et les Macs.
Apple n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.
S’il existe une seule entreprise technologique au monde qui possède suffisamment de ressources pour faire cavalier seul et faire naître un nouveau constructeur automobile à partir de rien, c’est bien Apple
L’entreprise pourrait tout à fait construire un système d’exploitation pour un véhicule entier et le faire tourner avec sa propre puce au silicium. Mais l’entreprise cherche l’intégration verticale chaque fois que faire se peut, afin de contrôler tous les aspects de l’expérience utilisateur. Alors la question est la suivante : est-ce qu’un constructeur automobile permettrait à Apple de le traiter comme il a autrefois traité AT&T lorsqu’il a commencé à sortir ses iPhone ? Ou les labels, lorsqu’il a lancé iTunes ? Du jour au lendemain, il a retourné la situation et pris le contrôle de marchés immenses et de grandes parties de nos vies.
En février dernier, les négociations de partenariat entre Apple et Hyundai ont capoté, peut-être à cause de l’inquiétude de Hyundai face à la possibilité de se faire absorber par l’ogre Apple. Immédiatement après, Nissan a indiqué qu’il pourrait envisager de travailler avec Apple.
S’il existe une seule entreprise technologique au monde qui possède suffisamment de ressources pour faire cavalier seul et faire naître un nouveau constructeur automobile à partir de rien, c’est bien Apple. Mais rien n’indique que l’entreprise se soit donné ce but. Si on prend Tesla comme modèle, on ne voit pas bien pourquoi les dirigeants d’Apple voudraient s’infliger le tortueux processus de construction des capacités de production, de tests et de services nécessaires pour s’orienter dans cette voie.
Si fournir les cerveaux pour les véhicules d’autres constructeurs automobiles est peu probable et que rivaliser directement avec Tesla et toutes les autres start-up de véhicules électriques peu attractif, il n’en reste pas moins une autre option pour Apple. À l’heure où le secteur automobile se dirige tout doucement vers des services de taxis autonomes, la persistance d’Apple à acheter et à développer des logiciels et du hardware pour les véhicules électriques autonomes pourrait être une indication de ses ambitions à long terme. Est-ce qu’une entreprise de mobilité Apple, plutôt qu’une voiture Apple, ne serait pas plus logique ?
Cruise de GM, Zoox d’Amazon et de nombreux autres sont déjà en train d’emprunter cette voie. Mais comme il n’existe pas encore de service de robot-taxi de ce genre, mis à part quelques expériences limitées tentées par Waymo, dans l’Arizona, il est envisageable pour Apple de créer quelque chose qu’il pourra contrôler de A à Z, tout en générant des revenus complémentaires considérables pour un constructeur en difficulté comme Nissan, par exemple.
Apple et d’autres pourraient concevoir et commander des véhicules arborant leur marque et opérant dans le cadre d’un service qu’ils fourniraient sans qu’ils ne portent la moindre trace de leur constructeur, explique M. Deichmann.
Après tout, Apple n’est pas un fabricant de matériel électronique. En fait, il externalise la plus grande partie de sa production industrielle, notamment à Foxconn — qui soit dit en passant est en train de mettre en place ses propres installations de production automobile. En réalité, Apple est avant tout une entreprise centrée sur le consommateur, utilisant un savoir-faire technique afin de développer des produits fabriqués physiquement par des sous-traitants comme Foxconn. Il se trouve juste que c’est grâce à sa profonde expertise technique qu’il réalise les visions de ses dirigeants. Et parce que la conduite totalement autonome s’avère bien plus difficile que quiconque ne l’aurait cru, Apple pourrait bien avoir tout son temps pour développer son propre service.
Il est tout à fait possible qu’Apple finisse par dépenser des milliards pour tenter de développer une voiture électrique sans finir par rien proposer. Ou qu’il offre un produit ou un service qui finisse en eau de boudin. Il se peut que la portée et la complexité de l’univers du transport soient si différents de l’informatique personnelle et mobile que le seul moyen d’y réussir soit de passer par le genre de collaboration à grande échelle dont Apple n’est pas friand.
Akio Toyoda, le PDG de Toyota, a dit en mars dernier qu’Apple ferait bien de se préparer à s’engager sur quarante années s’il proposait des voitures aux consommateurs. C’est logique, surtout si l’objectif ne s’avère pas uniquement de créer une voiture mais de remplacer une grande partie des 1,4 milliard de véhicules existant dans le monde par un système de transport complètement autonome, sans émissions et radicalement transformé. En d’autres termes, une révolution à hauteur de plusieurs billions de dollars — du genre de celles dont Apple s’est déjà montré capable.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérengère Viennot)