L’Europe trop passive
« La réalité que l’on s’est cachée toutes ces dernières années, c’est que la multipolarité appelée de nos vœux ne veut pas forcément dire un monde apaisé »
Interview du politologue Thibault Muzergues dans l’Opinion.
Politologue, Thibault Muzergues est directeur du programme Europe du think-tank américain International Republican Institute (IRI). Son dernier ouvrage Europe, champ de bataille. De la guerre impossible à une paix impossible (Editions Le bord de l’eau, 312 pages, 27 euros) sortira le 4 juin.
A vous lire, tout concourt à ce que l’Europe connaisse prochainement une guerre…
Il n’y a pas de fatalité et il ne faut pas tomber dans le surpessimisme. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il y a de vrais risques. La réalité que l’on s’est cachée toutes ces dernières années, c’est que le monde est redevenu dangereux et que la multipolarité appelée de nos vœux ne veut pas forcément dire un monde apaisé. Bien au contraire ! Nous payons des contradictions que nous avons ouvertement ignorées ces vingt dernières années. Nous entrons dans une zone de danger, mais cela ne veut pas dire non plus qu’une guerre est inévitable. Le risque a toujours existé, seulement nous ne nous en rendions pas compte. La question, aujourd’hui, est de savoir comment faire pour limiter ce risque.
De tous les nuages que vous pointez, quels sont les plus dangereux ?
On ne peut pas le savoir avec certitude. Si vous posez la question à des gens de droite, à un Espagnol ou à un Italien, ils vous répondront que c’est l’immigration, donc sous-entendu l’islam, voire les minorités. Pour d’autres, comme les Lituaniens ou les Lettons, ce sera la Russie qui s’est lancée clairement dans une politique révisionniste de ses frontières. Nous avons une géographie qui fait que nous sommes cernés par des menaces potentielles. Si on veut que l’on nous laisse tranquille, il faut construire des protections à tous les niveaux. Nous avons aussi un problème à l’intérieur de nos sociétés archipélisées à qui il faut redonner de la cohérence. Il faut trouver un bon mix entre identité nationale et identité européenne. Il faut se muscler et créer des anticorps pour pouvoir faire face à toutes ces menaces. L’adage latin « Si tu veux la paix, prépare la guerre » est toujours d’actualité. On l’a oublié.
Quelles formes pourraient prendre ces menaces ?
La possibilité d’une guerre interétatique est réelle comme on l’a vu, l’été dernier, en Méditerranée orientale entre la Grèce et la France d’un côté, et la Turquie de l’autre. Néanmoins, le scénario le plus probable en Europe verrait l’intervention d’acteurs locaux dans une fausse guerre civile ou dans une guerre civile complète. Aujourd’hui, on peut faire la guerre à moindre coût comme on le voit en Ukraine où la Russie impose une guerre de « basse intensité », sans engager ses chars ou ses avions de combat.
« La seule solution, c’est la réforme pour retrouver de la cohésion dans la société, même si, comme le disait Tocqueville, “le moment le plus dangereux pour un gouvernement en difficulté, c’est le moment où il se réforme” »
Où pourrait se dérouler la prochaine guerre ?
Plutôt dans les Balkans où les dirigeants recommencent à jouer avec le feu, en évoquant un redécoupage des frontières. La France n’est pas immune non plus. Il y a de telles tensions au sein de l’Hexagone que l’on pourrait voir des gens armés prêts à en découdre. Pas seulement dans les banlieues, mais aussi chez les militaires retraités ou d’active comme on l’a vu, récemment, dans les lettres ouvertes parues dans Valeurs Actuelles. Il y a un climat qui peut facilement dégénérer en guerre civile larvée.
Que faut-il faire ?
Ne rien toucher aujourd’hui, c’est assurément aller vers une guerre à terme. Si on ne fait rien en France comme en Europe, nous aurons une société sclérosée qui va continuer à se faire marcher sur les pieds par d’autres puissances comme on l’a vu avec le piratage par le Bélarus d’un avion européen. Et au final, ce sera la guerre assurée. La seule solution, c’est la réforme pour retrouver de la cohésion dans la société, même si, comme le disait Tocqueville, « le moment le plus dangereux pour un gouvernement en difficulté, c’est le moment où il se réforme ». Quitte à choisir, autant prendre le risque d’une réforme, en ayant conscience des risques. Il faut réformer aussi l’Alliance Atlantique. Car il ne peut pas y avoir de paix durable en Europe si les Américains ne sont pas impliqués. Il faut, enfin, effectuer un saut fédéral européen. Je n’entends pas, par là, un pouvoir central fort à Bruxelles, mais une fédération d’Etats nations.
Sur quel modèle ?
Il y a la Suisse, les Etats-Unis ou l’Autriche-Hongrie avec le modèle réformé imaginé par les élites viennoises dans les années 1900-1910 avant qu’il ne soit réduit à néant par l’assassinat de Sarajevo. Très bien pensé, le plan de fédéralisation de l’empire ne remettait pas en cause l’ensemble habsbourgeois. Il sanctuarisait même territorialement les nationalités. On peut apprendre aussi de ce qui se passe en Inde.
Vous allez faire hurler les souverainistes !
Quand j’entends Marine Le Pen dire qu’elle veut avoir de bonnes relations avec la Russie qui passe son temps à vouloir détruire l’Union européenne, je ne sais pas vraiment de quel côté sont les souverainistes. Car, la France et les autres pays européens ne pourront être vraiment souverains que s’ils se mettent ensemble pour exister ensemble dans un monde violent d’Etats-continents comme les Etats-Unis, la Chine et l’Inde. Pour survivre dans ce cadre-là, on a besoin de l’Europe. Vendre la souveraineté de son pays au plus offrant comme le fait le Hongrois Viktor Orban aux intérêts chinois n’est pas le meilleur exemple.
Cela passe aussi par un réarmement comme le demandent les Etats-Unis ?
C’est un débat récurrent. On a une vraie fenêtre pour créer une armée européenne sachant qu’il y a des vraies synergies au sein de l’Otan. Les moments dangereux sont ceux qui sont pleins d’opportunités. Or, nous sommes dans un moment dangereux où tout peut basculer.
« On a tendance à prendre nos voisins pour des ennemis absolus ou pour des alliés objectifs. Or, ils ne sont ni l’un, ni l’autre. Ils sont à la fois des partenaires et des rivaux »
D’où doit venir l’impulsion ?
La réalité, aujourd’hui et depuis des années, c’est qu’il y a un leader incontesté en Europe, l’Allemagne. La France est numéro deux. Elle peut donner des impulsions, mais il faut convaincre l’Allemagne, dans le cadre d’une vraie coopération comme cela s’est fait depuis l’après-guerre. Quand Paris essaie d’agir seul, cela se termine à chaque fois avec les intérêts allemands qui priment. En revanche, quand la France s’allie avec des pays comme l’Italie pour faire pression sur l’Allemagne, cette dernière cède comme cela s’est vu avec le « recovery fund ». Paris doit jouer un rôle de pivot entre l’Europe du sud et l’Europe du nord.
Que fait-on avec le Royaume-Uni post-Brexit ?
Ce serait une terrible erreur de ne pas garder les Britanniques dans l’architecture sécuritaire de l’Union européenne. Sans le Royaume-Uni, on se retrouverait avec une menace sur notre flanc nord-ouest alors que nous sommes déjà menacés au sud, à l’est et au sud-est. Il faut donc trouver de nouvelles pistes de coopération. Et, malgré les tensions comme dans les îles anglo-normandes, en l’Irlande du Nord, voire en l’Ecosse, les Anglais sont demandeurs. Seulement, il va falloir mener un gros travail diplomatique. Car si le Royaume-Uni affiche des taux de croissance beaucoup plus élevés que l’UE, il estimera que sa stratégie était la bonne et pourrait avoir la tentation de jouer sur le long terme la division entre Européens. S’il devient inamical, il faudra lui répondre.
De manière globale, quelle attitude adopter vis-à-vis des voisins de l’Union européenne ?
Il ne faut pas être angélique. On a tendance à prendre nos voisins pour des ennemis absolus ou pour des alliés objectifs. Or, ils ne sont ni l’un, ni l’autre. Ils sont à la fois des partenaires et des rivaux. Il faut donc adapter son comportement en fonction de l’humeur. Vladimir Poutine est clairement dans une logique de confrontation avec l’UE. Il faut pouvoir relever le gant et avoir une logique de confrontation avec lui. On a vu ces dernières années que dialoguer avec la Russie sans demander de contreparties était inefficace. La France et l’Europe n’ont absolument rien obtenu en retour et cela a permis à Poutine de respirer. On doit trouver l’équilibre entre les intérêts commerciaux et l’intérêt supérieur de l’Europe. Pour s’assurer qu’un avion de ligne européen ne puisse être piraté, il faut travailler sur le renseignement et imposer de véritables sanctions. Quand on est confronté à des actes de non-paix — car ce ne sont pas des actes de guerre —, il faut y répondre par des actes de non-paix. Il y a une symétrie à avoir. Or, l’Europe a trop longtemps répondu par la passivité complète.
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