ENA: de la méritocratie à l’oligarchie
« C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie »Déclare dans une tribune François de Closets ( l’Opinion)
Tribune
Qu’il faille réformer l’ENA, un énarque seul pouvait en douter. L’institution comporte, dans sa structure comme ans son fonctionnement, des aberrations qui devaient être corrigés. Mais pourquoi diable fallait-il supprimer le mot ? Avait-on un sigle plus accrocheur ? Je doute que, dans l’avenir, l’imprononçable ISP puisse faire oublier le clinquant ENA qui convenait parfaitement à l’école de remplacement. Au reste, lorsque Emmanuel Macron prononça la sentence, les commentateurs la trouvèrent hors de propos.
A quoi bon ? La disparition de la prestigieuse école ne figurait pas dans le catalogue hétéroclite des revendications en gilets jaunes. Mais il ne s’agissait pas de satisfaire telle ou telle réclamation, il fallait répondre à une attente informulée car plus profonde. Cette décision trouvait sa pertinence dans la rage antisystème que ressentaient les Français. Le peuple en colère demandait un sacrifice, l’ENA avait la tête de l’emploi. C’est même tout son problème.
La marque fait florès à l’étranger, bien des pays veulent s’en inspirer, mais pour nous, elle cristallise la détestation des élites. Les Français ont le sentiment que leur pays est tenu par cette super-élite aussi saisissante qu’insaisissable. Or le mouvement des Gilets jaunes était d’abord antiélitaire et c’est pour cela sans doute qu’il a bénéficié d’un soutien populaire si large et si constant.
L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit : la compétition scolaire
Pour la démocratie, cette détestation des élites est un péril mortel car toute société se construit sur une structure pyramidale, inégalitaire. L’égalitarisme qui prétend s’en passer, bascule toujours du meilleur au pire. Ainsi l’antiélitisme exacerbé, loin d’annoncer un regain démocratique, nous conduirait tout droit au cauchemar de la démocratie directe ou de l’anarchie. Le sacrifice de l’ENA est donc tout sauf un caprice présidentiel, il nous renvoie, par son incongruité même, à cette condamnation des élites qui nourrit le populisme.
D’une façon générale, les Français ne supportent pas que certains passent avant les autres. Pour la fortune comme pour le pouvoir. Ils suspectent le « self made man », ils envient autant qu’ils méprisent l’héritier et contestent chaque matin les élus de la Nation. Seuls les gagnants du Loto trouvent grâce à leurs yeux. L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit : la compétition scolaire. L’école n’a pas seulement pour rôle de transmettre le savoir, elle doit aussi classer les jeunes Français entre les cracks et les cancres et donner à chacun sa place dans la société. Un classement qui fut longtemps indiscutable : la France est d’abord une république des bons élèves. Sacraliser la méritocratie scolaire et contester la méritocratie économique, c’est la recette de la cohésion sociale à la française.
Certains élèves, soutenus par leur famille, étaient plus égaux que d’autres devant le parcours scolaire, on le savait. Mais cette inégalité, cette injustice, était compensée par « l’ascenseur social » qui, pour l’essentiel, était assuré par l’école. C’est elle qui assurait la promotion de boursiers méritants, elle qui permettait de réussir brillamment ses études avec un père ouvrier et une mère femme de ménage. Cette mobilité sociale compensait les inégalités et légitimait la place des uns et des autres.
L’ENA s’est précisément construite en 1945 pour affirmer le principe méritocratique. Elle a mis fin au système opaque de concours qui protégeait l’entre-soi des notables dans la haute fonction publique. Comment est-on passé de cette vision républicaine de l’administration à cette « noblesse d’Etat » que dénonçait justement Pierre Bourdieu ?
D’emblée, la fonction de sélection-classement l’a emporté sur la fonction d’enseignement-formation. Les meilleurs élèves étaient proclamés Inspecteurs des Finances, Conseillers d’Etat ce qui ne correspondait à aucun enseignement spécialisé mais à un niveau d’excellence. Ainsi dès la sortie de l’école, avant toute expérience professionnelle, ils se trouvaient habilités aux plus hautes fonctions. L’ENA générait la caste qui dirigerait le pays.
Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques
Ce triomphe de la méritocratie scolaire ne s’est pas limité à l’administration. L’habilitation au commandement qu’elle décernait à travers les Grands Corps n’était pas seulement valable pour l’administration mais également pour la banque, les entreprises, les partis politiques, les plus hautes institutions, pour la France entière. Cette aristoénarchie compensait son arrogance par la plus républicaine des légitimations : la méritocratie. Elle était donc ouverte à tous grâce à la promotion au mérite qu’assurait l’école. Malheureusement, celle-ci, qui fonctionnait jusqu’à l’instauration du collège unique en 1975, a peu à peu cédé la place à la reproduction.
Aujourd’hui, la sélection pour nos grandes écoles se fait à la naissance et repousse impitoyablement les enfants des milieux populaires. Pour cacher ce recrutement trop élitiste, l’institution se plait à présenter le pourcentage honorable des élèves qui ne sont pas fils, mais petits-fils, d’ouvriers, d’artisans d’agriculteurs ou d’employés. Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques. Notre méritocratie s’est refermée sur les classes les plus instruites ou les plus aisées. En un demi-siècle, l’ENA a donc subi une double évolution. D’une part, elle a étendu son emprise sur l’ensemble de la société, de l’autre elle a restreint son champ de recrutement aux seules CSP++. Les comparaisons internationales PISA sont impitoyables. C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie.
Reconstruction. Le phénomène s’est à ce point généralisé que la méritocratie dans son principe même se trouve aujourd’hui remise en cause. Tant dans l’enseignement que dans les entreprises. Le mouvement est parti des Etats-Unis et arrive en France. Un jeune énarque d’origine modeste, il en existe encore, David Guilbaud s’attaque à L’Illusion méritocratique[1] en dénonçant un système qui engendre une aristocratie fort peu démocratique. La déconstruction est parfaite mais elle appelle, ce que l’on oublie ordinairement, une reconstruction.
Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau
Pour la formation des hauts fonctionnaires, les voies sont connues. Un tronc commun d’initiation au service public pour tous et des écoles de spécialisation pour former aux différents métiers de la fonction publique. Pas de grands corps, pas de classements, rien que des certificats d’habilitation professionnelle. La sélection entre les meilleurs et les autres se fait sur le terrain, dans l’exercice de l’activité professionnelle. Cette émulation confère à l’administration plus de dynamisme, plus de souplesse, plus d’inventivité. A chacun de faire ses preuves ! C’est ainsi que l’Etat peut choisir sur une décennie ceux qui feront l’école d’excellence, l’équivalent de l’Ecole de guerre pour les militaires, d’où sortiront, les futurs dirigeants de l’administration, voire du pays. Dans un système de ce type, l’Enarchie se dissout dans la haute fonction publique, il devient possible de compenser les inégalités sociologiques, de redonner leurs chances à ceux qui ne viennent pas des milieux aisés. Bref de corriger les défauts les plus criants de notre oligarchie. La réforme en cours va dans ce sens mais hésite à rompre totalement avec une méritocratie scolaire dévoyée.
Mais l’ENA n’est que l’aboutissement de cette instruction que reçoivent tous les enfants de France et qui doit conduire chacun au maximum de ses possibilités. Un système magnifique mais qui ne fonctionne plus. Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau. On sait maintenant que de donner le bac à tous les candidats ne mène à rien. Mais cet indispensable renouveau qui, pour l’ENA, est une réforme devient, pour l’Education nationale, une révolution. C’est pourtant l’ensemble de notre système de formation qui est à régénérer. Un système qui ne peut se fonder que sur la méritocratie, une méritocratie qui ne peut venir que de l’école pour tous. Pas seulement de l’ENA pour les meilleurs.
[1] David Guilbaud, L’Illusion méritocratique, 2018 chez Odile Jacob.
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