La défense de l’ENA Par Bernard Attali

La défense de l’ENA Par Bernard Attali

 

tribune dans le Monde

 

Une cohorte d’envieux et de mal informés a donc eu gain de cause : l’ENA serait supprimée ! Je soutiens que c’est une faute lourde. S’attaquer à la haute fonction publique pour plaire à la rue ne peut que nourrir la bête populiste. Au moment où les Français ne croient plus en grand-chose, il est stupide d’en rajouter en les faisant douter de l’engagement et du savoir-faire de ceux qui les servent et qui, à l’épreuve des crises majeures que nous connaissons, du terrorisme aux pandémies, assurent le maintien de notre vivre ensemble.

Il s’agit, nous dit-on, de faciliter la mixité sociale. Certes, une réforme des grands corps et une démocratisation des grandes écoles sont souhaitables. Je l’ai moi-même écrit dans un rapport sur l’école Polytechnique que m’avait demandé naguère le Premier ministre. Mais cet effort d’ouverture devrait commencer en amont du système scolaire et non en aval ! L’ascenseur social démarre au rez-de-chaussée pas au dixième étage. Ne pas reconnaître cette évidence c’est essayer de cacher l’incapacité des pouvoirs publics à traiter le problème de fond.

«C’est aussi céder à l’air du temps qui tolère le mépris de la compétence, prône l’équivalence des points de vue, qui accepte l’irrévérence à l’égard des maîtres et le nivellement par le bas. La critique poujadiste des experts est dangereuse»

C’est aussi céder à l’air du temps qui tolère le mépris de la compétence, prône l’équivalence des points de vue, qui accepte l’irrévérence à l’égard des maîtres et le nivellement par le bas. La critique poujadiste des experts est dangereuse. En tant qu’ancien patron d’Air France, il ne me serait pas venu à l’esprit de faire de l’origine sociale un critère de recrutement des pilotes. Répéter que « la révolution n’a pas besoin de savants » conduit au déclin. Alors que tous nos concurrents, à commencer par la Chine, font de la sélection des talents une priorité politique majeure, nous enclenchons la marche arrière.

Parisianisme. Certes, l’Ecole nationale d’administration n’est pas exempte de toute critique. Mais elle n’est pas restée inerte, contrairement à ce que certains racontent. Le plan adopté par le conseil d’administration en octobre 2018, en plein accord avec le gouvernement, prévoyait un projet pédagogique tourné vers une plus forte professionnalisation et un recentrage sur des priorités clés. Ce plan a été mis en œuvre avec détermination. La scolarité a fait une place grandissante à la transformation numérique et à la formation continue. Les modalités du concours d’entrée et de sortie ont été revues pour être moins élitistes. Les stages, déjà nombreux, ont été réorientés vers les PME. Enfin les deux dernières promotions de l’ENA comptent près de 30% d’élèves boursiers, 40 % des femmes et 50% d’élèves de province.

L’ENA est critiqué pour le parisianisme de sa formation. Allons donc ! Combien d’autres grandes écoles se sont localisées en province ? Personnellement, j’ai été grâce à elle à moins de 25 ans, chef de cabinet d’un préfet en Haute-Loire, directeur d’une succursale de banque en Lorraine et mes premières enquêtes à la Cour des comptes m’ont conduit… à Saint-Omer et à Bar-le-Duc. Quinze ans à peine après avoir été rapatrié d’Algérie, sans code et sans réseau !

Enfin, il faut être bien mal informé pour ne pas connaître la dimension internationale du sujet. Au total au cours des dernières années, l’école a conclu 130 partenariats à l’étranger, a formé près de 10 000 hauts fonctionnaires de l’Union européenne, et la marque « ENA » y est devenue irremplaçable.

Regardons les choses de façon concrète. Ouvrir l’accès aux grands corps seulement après quelques années de terrain part d’une bonne intention. Mais selon quelles modalités ? Un débat confus agite actuellement ceux qui sont chargés de mettre en œuvre la décision présidentielle. Comment se fera l’admission à ces grands corps ? Par un nouveau concours ? Par le passage devant une énième commission ? Aux dernières nouvelles, ce serait solution retenue : une nouvelle commission dont on ignore tout, sauf qu’elle sera présidée par les chefs de corps ! Exactement ce qu’on a voulu éviter en 1945.

Doublon. Quel étudiant sera motivé par une telle perspective : trois concours, de cinq à dix ans d’études et de travail dans une fonction indéterminée, sans connaître ses chances d’accéder un jour aux plus hauts échelons de la hiérarchie ? Et sous la houlette d’une nouvelle structure (encore une !), la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’Etat, dont on ignore tout. Qui garantira que cette délégation ne fera pas doublon avec l’actuelle direction générale de l’administration et de la fonction publique et qu’elle ne sera pas contaminée par le népotisme ou par la politisation ? Je rappelle que certains, récemment encore, prônaient le « spoil system » à l’américaine.

«Un bel exemple de cette haine de soi qui caractérise trop de nos compatriotes!»

La France, par son histoire, avait réussi ce miracle de rendre prestigieux le service de l’Etat, bien que très peu rémunérateur. Elle avait su, aussi, le protéger des interférences politiciennes. Au cours de ma carrière, j’ai rencontré toutes les opinions politiques mais rares furent les occasions où ces opinions ont entamé la réserve et la neutralité des hauts fonctionnaires que j’ai côtoyés. Voilà ce qui est mis en danger aujourd’hui. Un bel exemple de cette haine de soi qui caractérise trop de nos compatriotes !

Le décret créant l’ENA a été signé du Général de Gaulle et de Maurice Thorez après un long cheminement qui remonte à Jean Zay. Au lieu d’être fiers de cette histoire, ceux qui veulent supprimer l’école d’un trait de plume portent à mes yeux une lourde responsabilité. Je gage que cette prétendue réforme va éloigner du service de l’Etat une génération de jeunes gens de qualité et qu’ils vont durablement manquer à la bonne gouvernance de la République.

Bernard Attali est conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, ancien élève de l’ENA.

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