Le foot fric à la dérive

Le foot fric à la dérive

 

Dans un article de la Tribune, le journaliste Pierre manière évoque la problématique du foot devenu business.

 

 

Le foot ne rapporte visiblement pas assez d’argent. C’est en tout cas ce constat qui a motivé l’aristocratie européenne du ballon rond à dégainer un nouveau projet : la Super League. Douze clubs parmi les plus puissants du continent – les espagnols du Real Madrid, du FC Barcelone et de l’Atletico Madrid, les italiens de la Juventus, de l’Inter Milan et du Milan AC, ainsi que les anglais Manchester United, Manchester City, Arsenal, Liverpool, Tottenham et Chelsea – se sont alliés pour créer une nouvelle compétition, rivale de l’actuelle Ligue des champions. La nouvelle, survenue dans la nuit de dimanche à lundi, a provoqué un séisme dans le monde du football. De fait, avec la Super League, cette aristocratie du ballon rond veut désormais vivre en vase clos, privilégier l’entre soi. Loin des préoccupations et difficultés des petits clubs, dont le faible niveau nuit au football champagne, dont les « douze » comptent abreuver les fans pour doper leurs revenus.

Car la Super League est une ligue quasi-fermée. Ses fondateurs y disposent d’une place à vie. Ils ne risquent pas d’en rater la moindre édition, au contraire de la Ligue des champions, réservée aux premières équipes des championnats nationaux. L’objectif est clair : en écartant les clubs moins prestigieux, les « douze » veulent multiplier les grosses affiches et les affrontements entre leurs joueurs stars pour faire flamber les droits de diffusion et séduire un public plus large, plus jeune. Une véritable cash-machine, mais pour eux seuls. « La Ligue des champions génère un peu plus de 3,5 milliards d’euros, rappelle Julien Pillot, professeur à l’Inseec. Si vous la remportez, vous pouvez gagner entre 80 et 120 millions d’euros au total. Avec les règles de la Super League, tous les participants encaissent d’emblée 250 millions d’euros chacun, juste parce qu’ils y participent ! Ils cherchent à la fois plus de pouvoir politique [en se détachant de l'UEFA, qui a la main sur les compétitions européennes, NDLR] et plus de rentrées d’argent sécurisées, puisqu’il n’y a plus d’aléa sportif. »

« Les riches aspirent toujours à être plus riches »

Et tant pis pour la vieille Ligue des champions, amenée, mécaniquement, à perdre de son aura en l’absence des grosses écuries européennes. Tant pis, aussi, pour les clubs les plus modestes, qui verront mécaniquement leurs rentrées d’argent se tarir sur la scène continentale. La Super League enterre aussi les rêves d’épopée des petits clubs. Les Monaco, Atalanta Bergame ou RB Leipzig, qui ont réalisé de beaux parcours ces dernières années, n’auront qu’à prier pour que les cadors de la Super League, qui souhaitent une compétition à 20 clubs, daignent un jour inviter ces va-nu-pieds à leur banquet.

Largement orchestré par Florentino Perez, le président du Real Madrid, le projet de Super League a suscité une vaste levée de boucliers. Entraîneur de Leeds et technicien respecté, l’Argentin Marcelo Bielsa a bien résumé la grogne : « Le problème fondamental, c’est que les riches aspirent toujours à être plus riches, sans tenir compte des conséquences pour les autres, a-t-il déclaré lundi, au micro de la chaîne Sky Sports. À mesure qu’ils acquièrent plus de pouvoir, ils commencent à exiger plus de privilèges. » Face à la colère de l’UEFA, mais surtout des fans – anglais en particulier -, et de plusieurs gouvernements dont la France et le Royaume-Uni, les douze « traîtres », ou « douze salopards » selon certains médias, ont fait machine-arrière. Deux jours seulement après l’annonce, la plupart d’entre eux se sont désistés dans un incroyable effet domino, gelant de facto le projet.

Éphémère, l’épisode a un mérite. Il jette une lumière crue sur ce que le foot est devenu : une vaste bulle spéculative qui n’est, visiblement, pas loin d’éclater. Si la bande des « douze » n’a eu aucun complexe à vouloir faire sécession, c’est parce que leur modèle économique et leurs finances sont à bout de souffle. Pour défendre le projet, Florentino Pérez l’a déclaré : « Nous sommes tous ruinés », a-t-il alerté lundi soir dans l’émission espagnole ‘El Chiringuito’. La plupart sont en effet lourdement endettés. Institution planétaire du ballon rond, le Real Madrid, auréolé de treize couronnes en Ligue des champions, affiche une dette de plus de 900 millions d’euros. Barcelone, son rival, doit plus de 1,1 milliard. De l’autre côté de la Manche, Chelsea et Tottenham sont endettés à hauteur de 1,5 et 1,3 milliard. En Italie, la Juventus de Turin, et l’Inter Milan ont, eux, des ardoises respectives de 458 et 630 millions. Avoir des dettes n’est pas un problème si l’on peut les rembourser. Mais ces montagnes, ces clubs prestigieux, pourtant parmi les plus riches d’Europe, n’arrivent plus à les gravir. La Covid-19 a certes pesé sur leurs recettes. Mais ces clubs souffrent surtout, depuis des années, d’une gestion tout à fait calamiteuse.

« Les clubs se font une concurrence monstrueuse »

Même si, historiquement, les droits TV, qui constituent l’essentiel des recettes des clubs, ont flambé, et que ces derniers sont devenus des « marques » pour accroître les recettes à l’international, ils n’arrivent pas à compenser l’explosion des salaires et des indemnités de transfert des joueurs. « Le problème, c’est que la croissance des revenus s’est avérée insuffisante au regard de la hausse des charges, constate Jean-François Brocard, chercheur au Centre de droit et d’économie du sport de Limoges. Comme il n’y a plus de régulation sur les salaires et sur l’accès au talent, les clubs se font une concurrence monstrueuse. Cela débouche sur des salaires énormes, couplés à des indemnités de transferts qui grandissent. »

Les joueurs sont, en effet, des atouts très prisés. Si les clubs s’arrachent les meilleurs à prix d’or, c’est parce que les Messi, Ronaldo, Mbappé, Neymar ou Haaland sont le Graal pour gagner en aura, en compétitivité, et in fine en attractivité financière. « Ils permettent de minimiser l’aléa sportif, de sécuriser les abonnements au stade, tout en maximisant les revenus marketing et le merchandising », égrène Julien Pillot. Pour décrocher ces étoiles et rester au niveau, la recette est simple : dépenser l’argent qu’on n’a pas. Ou celui qu’on anticipe la saison prochaine. « C’est une pyramide de Ponzi, constate Jean-François Brocard. Vous engagez des fonds dont vous anticipez les rentrées plus tard pour payer les frais des charges d’aujourd’hui. C’est hyper dangereux. Parce que cela a une fin… » En France, le fiasco du diffuseur Mediapro, qui s’est révélé défaillant après avoir surpayé, à hauteur de 830 millions d’euros par an, les droits de la Ligue 1, le démontre. De nombreux clubs se retrouvent dans l’impasse. D’autant que les salaires, qui sont des charges fixes, représentent près des trois quarts de leur budget…

En creusant années après années leurs dettes, les clubs suscitent désormais l’inquiétude. « Beaucoup de créanciers se demandent s’ils seront capables d’honorer leur endettement », affirme Julien Pillot. Sachant qu’aujourd’hui, les revenus et les audiences baissent, souligne-t-il. La pandémie, qui a vidé les stades et impacté le pouvoir d’achat, n’a rien arrangé.

Outre la concurrence, les habitudes de mauvaise gestion sont aussi propres au milieu du foot. « L’économiste Wladimir Andreff parle de ‘contrainte budgétaire molle’ », souligne Jean-François Brocard. Si de nombreux clubs se moquent éperdument d’atteindre l’équilibre financier, c’est parce qu’ils bénéficient des largesses « de milliardaires qui s’en fichent un peu, parce qu’ils savent, comme en Espagne pendant longtemps, qu’on ne leur demandera pas de régler certaines créances, parce qu’ils se disent que les actionnaires finiront bien, d’une manière ou d’une autre, par remettre au pot, ou encore parce que les collectivités locales ne pourront pas se permettre de les laisser tomber », enchaîne l’économiste.

La capacité des clubs à dépenser sans compter, au mépris des règles élémentaires de bonne gestion, n’a fait que s’accentuer. La faute à des dizaines d’années de financiarisation et d’absence de régulation. « L’arrêt Bosman [qui, en 1995, a permis de déréglementer le marché du travail sportif, en interdisant les clauses d'indemnité de fin de transfert et les quotas de nationalité dans les clubs, NDLR] constitue un marqueur, argue Julien Pillot. Tout ce qui s’en est suivi n’est que la logique de près de 30 ans de doctrine libérale, de très forte financiarisation du foot et de dérégulation massive. A cet égard, la Super League est une forme d’aboutissement. » Pour se financer, de nombreux clubs ont choisi d’aller en Bourse. Les écuries anglaises ont été les premières à s’y lancer, à l’instar de Tottenham, en 1983. Puis une deuxième vague d’introductions est survenue dans les années 1990, avec les arrivées de Manchester United, Chelsea ou encore Arsenal. En parallèle, les clubs suscitent l’appétit des fonds d’investissements, généralement soucieux de dégager une plus-value à la revente après seulement quelques années aux manettes.

« Il faut regarder la couleur de l’argent »

Aujourd’hui, les investisseurs américains montrent, en particulier, un fort appétit pour ces « actifs ». A l’image de RedBird Capital Partners, qui possède des parts dans le Toulouse FC, et serait sur le point de rafler 10% du capital de Liverpool. Manchester United et Arsenal, eux, disposent déjà de propriétaires « made in USA » – lesquels contrôlent par ailleurs des franchises en NFL, la prestigieuse ligue fermée du foot américain… En Italie, c’est aussi le fonds activiste Elliott Management qui est propriétaire du Milan AC. Dans l’Hexagone, les Girondins de Bordeaux sont passés dès 2018 sous pavillon américain. Le club bordelais vit depuis un calvaire, sportivement et économiquement. L’affaire Mediapro et le coronavirus ont précipité sa dégringolade. Ce mercredi, son actionnaire, King Street, a affirmé qu’il ne souhaitait plus « soutenir [le club] et financer ses besoins actuels et futurs », le mettant de facto en péril.

La plupart de ces acteurs, qui n’ont d’yeux que pour l’augmentation des revenus à court terme, contribuent à entretenir la bulle du foot européen. Les grands clubs entraînent dans leur danse les plus petits, contraints eux aussi de réaliser des transferts de plus en plus chers, d’augmenter les salaires et les prix des abonnements, pour rester compétitif. Comment, dès lors, refroidir la machine et éviter qu’elle ne s’emballe ? Jusqu’à présent, les mesures prises par l’UEFA se sont avérées largement insuffisantes. Adoptée en 2010, la règle du fair-play financier, qui visait à limiter les dépenses des clubs, n’a pas empêché certains transferts d’atteindre des sommets. Des mesures visant à plafonner les salaires pourraient s’avérer efficaces. Mais pour vraiment changer la donne, Jean-François Brocard juge qu’il faut travailler « en aval »« Il faut réguler l’accès à l’actionnariat des clubs, il faut regarder la couleur de l’argent », argue-t-il.

En février dernier, il a précisé sa pensée dans une tribune au Monde, cosignée avec l’économiste Jérémie Bastien et le politiste Jean-Michel de Waele :

« Il s’agirait de veiller à une allocation plus équilibrée du capital entre les clubs, à partir d’un contrôle plus strict de l’origine des sommes y étant investies, défendent les auteurs. L’objectif serait de refuser les apports de fonds douteux ou reposant principalement sur de l’endettement, lesquels mettent à mal l’économie du football professionnel au-delà d’en renforcer la dualisation, tout en promouvant l’actionnariat domestique, par exemple via l’imposition d’un plancher de détention du capital par l’association support (à l’image de la règle du 50+1 appliquée aux clubs allemands) ou le développement maîtrisé de l’actionnariat populaire. »

Le football est-il capable d’une telle révolution ? Rien n’est moins sûr. Mais il ne serait, alors, guère surprenant de voir ressurgir le projet de Super League. Après la débâcle du début de semaine, Florentino Pérez a pris grand soin de ne pas l’enterrer définitivement, précisant qu’il était « en stand-by ». Rien ne dit, d’ailleurs, que les fans ne finiront pas un jour par l’adopter. Manchester United arrive toujours à remplir son stade. Et ce malgré la fronde des supporters qui, en 2005, ont tant critiqué le rachat du club par le magnat américain Malcom Glazer, allant jusqu’à créer un club concurrent. La Super League, qui vise à « sauver le football » aux dires de Florentino Pérez, pourraient pourtant l’entraîner dans une nouvelle course à l’échalote. Le dirigeant du Real Madrid a d’ailleurs indiqué qu’il misait sur cette manne pour attirer Kylian Mbappé et Erling Haaland, les nouvelles très chères stars du foot mondial. Sous ce prisme, la Super League apparaît comme une énième pierre sur un édifice de plus en plus bancal.

 

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