Dans un essai, Raphaël Llorca développe une grille de lecture originale du macronisme, à partir de la marque que l’actuel chef de l’Etat est parvenu à construire en 2017
Interview dans l’opinion
Raphaël Llorca, doctorant en philosophie du langage, est communicant (Havas Paris) et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès. Il publie La marque Macron, désillusions du Neutre (l’Aube).
Pour expliquer la victoire d’Emmanuel Macron en 2017, vous développez la thèse selon laquelle il aurait utilisé la puissance de la « marque politique ». Pouvez-vous nous expliquer ?
A nouveau monde, nouvel outil : pour essayer d’analyser ce phénomène politique qu’est Emmanuel Macron, une forme d’ovni politique qui a défié toutes les lois de la Ve République, j’ai pensé qu’il fallait essayer d’adopter une nouvelle grille de lecture. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur le macronisme, mais il manquait la lecture symbolique. Lui-même a eu l’intuition que pour incarner le renouveau politique, il devait incarner un renouveau symbolique. Cette grille de lecture, je l’ai trouvée dans un objet qui, au départ, n’est pas forcément fait pour penser la politique : la marque. Non pas comprise comme une entité commerciale, qui ferait vendre, car on ne vend pas des hommes politiques comme on vend des savonnettes. Mais comme capacité à créer de la cohérence et du sens en articulant trois niveaux différents : des valeurs, des récits et une esthétique, c’est-à-dire des couleurs, des formes, des discours, des scénographies, etc.
De quoi est faite la marque Macron ?
Emmanuel Macron a construit une marque d’une subtilité et d’une puissance à mon avis inégalées, au moins sous la Ve. Il s’est construit sur un système de valeurs extrêmement puissant parce que capable d’articuler des valeurs contradictoires. Cette valeur, je l’ai trouvée chez Roland Barthes, c’est la valeur du Neutre. Le Neutre, c’est la capacité à être ni l’un, ni l’autre. Plutôt que d’être dans le registre de l’affrontement ou de la confrontation, le Neutre est dans le registre de l’esquive, de la parade, de la suspension du conflit. Le Neutre, c’est cette capacité à articuler le conservatisme et le progressisme, le vertical et l’horizontal, le moderne et l’ancien, la droite et la gauche, etc. C’est sur cette capacité à déjouer toutes les oppositions, sans jamais opérer d’attaque frontale, qu’Emmanuel Macron a construit sa marque en 2017.
Emmanuel Macron est celui qui a le plus compris la force, la fonction et l’importance du symbole pour exercer le pouvoir
N’est-ce pas ce qu’on appelle le « en même temps » ?
Le « en même temps » est l’expression langagière de cette stratégie du Neutre. J’ai voulu aller aux racines du macronisme, regarder le système de valeur qui permet ce type de discours et qui permet ce type de tactique. Et je crois l’avoir trouvé avec cette notion du Neutre. Quelques exemples. Durant la campagne, il n’aligne pas du tout des propositions de compromis, mais des propositions de consensus. Là où, habituellement, on a des propositions qui marquent, qu’on soit à droite ou qu’on soit à gauche, il esquive cette opposition-là en proposant des éléments très consensuels, qui évitent tout clivage. On retrouve cette même logique, cinq ans plus tard, dans les toutes dernières propositions d’En Marche ! Sur la plateforme pourunecause.fr, les militants LREM sont encouragés à s’engager pour des causes qui sont le plus souvent extrêmement consensuelles : pour le transport fluvial, pour une nouvelle relation avec l’Afrique, et même contre les punaises de lit… Personne n’est décemment contre ce type de proposition. On retrouve aussi le Neutre comme mode de discours. En 2017, les candidats de la gauche parlent sans surprise d’« humanité », de « paix », d’« injustice » et les candidats de droite parlent de « dette », de « frontières », de « mondialisation ». Emmanuel Macron utilise des mots qui ne sont pas du tout marqués politiquement : il parle de « projet », de « renouvellement », de « transformer » et de « réconcilier ».
Vous montrez que le succès d’Emmanuel Macron repose sur une utilisation très habile du potentiel symbolique de la marque Macron. Cela veut-il dire qu’en politique, nous citoyens, sommes manipulés par des symboles ?
Manipulés, le terme est fort. Je pense que tout pouvoir se construit sur des signes et des symboles. Macron est celui qui a le plus compris la force, la fonction et l’importance du symbole pour exercer le pouvoir. Prenez le couronnement d’Elisabeth II dans la série « The Crown ». Netflix fait commenter la scène par le duc de Windsor, qui a abdiqué et connaît donc parfaitement le cérémonial. Et il dit cette chose géniale : « Retirez tout cet appareillage symbolique, tous ces costumes, tous ces sceptres et ces couronnes, que reste-t-il ? Une jeune femme ordinaire au talent modeste et de peu d’imagination. Mais enveloppez-la comme ça, oignez-la d’huile sainte et, subitement, qu’obtenez-vous ? Une déesse ! » C’est d’abord par et pour les signes et les symboles que le pouvoir peut s’exercer. Régis Debray avait cette formule magnifique : « Toute logique de domination est dépendante d’une logistique de symbole ». Macron est revenu à cette façon de faire de la politique, qui est d’abord de passer par le symbole.
«Il s’est longtemps représenté en Président qui impose son tempo et ne dévie pas au gré de l’actualité. On le voit aujourd’hui ballotté par les événements, obligé d’improviser, de faire des paris, de se dédire même d’une semaine sur l’autre»
Vous écrivez que la marque Macron s’est déréglée à l’épreuve du pouvoir…
Je crois qu’elle s’est déréglée à deux niveaux. D’abord au niveau esthétique : le symbole est devenu un symbole pour le symbole. L’exemple parfait pour moi est le « Make Our Planet Great Again ». C’est un coup de génie publicitaire qui a instauré Macron en héros climatique mondial, contre Donald Trump. En réalité, il lui a plutôt porté tort car on s’est rendu compte que c’était déconnecté des propositions et du programme politiques. La meilleure preuve, c’est la démission de Nicolas Hulot quatre mois plus tard. Quand on brusque le symbole par le haut, lorsqu’il ne parle que de lui-même, il y a une perte d’efficacité symbolique et une perte de capital symbolique.
Elle s’est ensuite déréglée au niveau narratif. Il y avait chez Macron ce narratif d’un Président puissant, efficace, ce mythe de l’entrepreneur politique, cette capacité à déverrouiller la société, à disrupter. Aujourd’hui, dans la crise sanitaire, il est confronté à un narratif complètement différent, de défaillance de l’Etat sur les masques, les tests, les vaccins et surtout à des railleries sur sa propension à être le Président épidémiologiste omniscient, qui se met en surplomb du Conseil scientifique. Autre dérèglement narratif avec le « maître des horloges ». Il s’est longtemps représenté en Président qui impose son tempo et ne dévie pas au gré de l’actualité. On le voit aujourd’hui ballotté par les événements, obligé d’improviser, de faire des paris, de se dédire même d’une semaine sur l’autre. « Le Maître des horloges aujourd’hui, a-t-il dit, c’est le virus ». Les fondamentaux de la marque Macron sont profondément affectés.
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