Les réseaux d’espionnage de la Russie
Un article du Wall Street Journal
L’ambassade russe à Sofia, en Bulgarie.
Début décembre, un haut fonctionnaire du ministère bulgare de la Défense s’est assis à son bureau, a sorti un smartphone Samsung noir et a passé les 80 minutes suivantes à photographier des documents militaires classifiés sur son ordinateur de travail. Les photos, qu’il est accusé d’avoir transmises au chef d’un réseau d’espionnage russe, contenaient des informations confidentielles sur les chasseurs F-16, selon des extraits de surveillance vidéo dévoilés par les autorités bulgares.
« Vous avez fourni beaucoup de documents la dernière fois. Quatre lots », entend-on dire le chef présumé au fonctionnaire dans un autre enregistrement. « J’ai regardé ce que vous aviez sur la clé USB. Bon boulot. »
La semaine dernière, les autorités de Bulgarie, pays membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), ont annoncé avoir démantelé un réseau d’espionnage russe qui recueillait des informations pour le compte de Moscou sur l’Otan, la Central Intelligence Agency (CIA) américaine, l’Ukraine et le conflit dans le territoire contesté du Haut-Karabakh, situé dans le sud du Caucase.
Cinq hommes et une femme, dont le chef présumé du groupe, ont été arrêtés et accusés d’espionnage dans une affaire que les procureurs bulgares considèrent comme la plus grande opération du genre dans le pays depuis la Guerre froide.
La Russie utilise des liens et des amitiés qu’elle entretient de longue date au sein des membres les plus petits et les plus vulnérables de l’Otan et de l’Union européenne (UE) pour développer des réseaux d’espionnage et ainsi avoir accès aux secrets occidentaux. Les enregistrements publiés par les procureurs montrent qu’à l’ère du cyberespionnage sophistiqué, Moscou continue à accorder de l’importance au renseignement humain.
« La Russie a habilement exploité au sein des services secrets des réseaux existants et anciens, et qui sont toujours bien actifs, même trois décennies après la chute du régime communiste », observe Martin Vladimirov, analyste principal au Centre pour l’étude de la démocratie, basé à Sofia.
« Ce que nous constatons en Bulgarie, c’est un exemple de comportement russe qui tente de saper nos institutions démocratiques, d’interférer dans les politiques intérieures et qui s’intensifie dans le domaine du renseignement »
Les preuves scientifiques rendues publiques par les procureurs bulgares, notamment des vidéos, des écoutes et des documents, brossent un portrait très détaillé de l’espionnage russe. Dans un enregistrement vidéo, un espion présumé compte les pots-de-vin en dollars sur son bureau alors qu’une autre révèle un rendez-vous sur un court de tennis destiné à transmettre des informations avant la levée du jour. Dans une troisième, le chef présumé du groupe donne des instructions sur la façon de dissimuler du matériel d’espionnage en le faisant passer pour un cadeau.
« Une telle affaire n’arrive qu’une fois dans une vie, souligne le procureur général de Bulgarie, Ivan Geshev, au cours d’une interview. J’ai rarement vu autant de preuves… et nous n’en avons publié qu’une petite partie. »
Lundi, un tribunal militaire de Sofia a décidé de maintenir en détention cinq des personnes soupçonnées d’être membre du réseau. La sixième a été libérée sous caution après être passée aux aveux et avoir coopéré avec les autorités. La Bulgarie a expulsé deux diplomates russes, accusés d’espionnage dans le cadre de cette affaire.
Le ministère russe des Affaires étrangères a qualifié cette affaire de « nouvelle manifestation de “l’espionite” anti-russe en Bulgarie… dans le contexte d’une montée de la russophobie en Occident, notamment aux Etats-Unis ». Il a déclaré se réserver le droit d’exercer des représailles en réponse à ces expulsions. Le Kremlin a toujours nié les ingérences dans les affaires intérieures d’autres nations dans l’optique de servir ses propres intérêts.
Les noms des personnes arrêtées n’ont pas été divulgués. Petar Petkov, l’avocat de l’un des individus accusés, a déclaré à la télévision publique bulgare que la décision du tribunal n’était pas justifiée et qu’il allait faire appel.
« Le bureau du procureur n’indique pas quelles informations notre client et les autres ont collectées dans le but de les fournir à un autre Etat, a précisé M. Petkov. Une fois qu’il l’aura fait, nous pourrons alors déterminer si ces informations relèvent du secret d’Etat ».
Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, a déclaré mercredi que l’organisation suivait de près l’enquête et accordait une grande importance à la protection de ses informations confidentielles.
« Ce que nous constatons en Bulgarie, c’est un exemple de comportement russe qui tente de saper nos institutions démocratiques, d’interférer dans les politiques intérieures et qui s’intensifie dans le domaine du renseignement », a ajouté M. Stoltenberg.
Ces dernières années, la Bulgarie a expulsé plusieurs diplomates russes soupçonnés d’espionnage, notamment pour avoir collecté des informations sur le nombre de troupes américaines présentes dans le pays. En dehors de la Bulgarie, pays le plus pauvre de l’UE, la Russie dispose de vastes réseaux de renseignement dans d’autres anciens Etats satellites de l’Union soviétique, selon les experts en sécurité. L’année dernière, la Slovaquie et la République tchèque ont, eux aussi, expulsé des diplomates russes accusés de s’être livré à des activités illégales.
Les autorités bulgares ont déclaré que les membres du réseau d’espionnage présumé avaient accès à des informations secrètes de l’Otan, de l’UE et de la Bulgarie grâce à leurs fonctions au sein du ministère de la Défense, des services de renseignement militaire et du parlement bulgare.
« Compte tenu de leurs postes de haut rang et de leur accès à des informations confidentielles, notamment au niveau de l’Otan, les risques pour la sécurité nationale étaient significatifs », souligne M. Geshev.
Ancien pays communiste, qui fut autrefois l’un des plus fidèles alliés de l’Union soviétique, la Bulgarie a rejoint l’Otan en 2004 et l’UE en 2007. Mais la Russie continue d’exercer une influence sur les affaires intérieures et les services de renseignement de cet Etat des Balkans grâce à des liens économiques étroits et aux rapports privilégiés qu’elle entretient avec des chefs d’entreprise, des responsables politiques et des agents des services de renseignement.
L’affaire bulgare illustre à quel point Moscou s’appuie toujours sur des réseaux traditionnels de renseignement humain et use de méthodes dignes de détectives pour espionner l’Occident, note Mark Galeotti, spécialiste des services de sécurité russes au Royal United Services Institute, un think tank britannique.
« Les Russes sont de très fervents adeptes du renseignement humain et franchement, c’est ce qui fait leur force », dit-il.
Selon les procureurs, le réseau était dirigé par un ancien haut responsable des services de renseignements militaires bulgares, qui se présentait lui-même comme « pro-stalinien » et était diplômé d’une école d’espionnage de Moscou, gérée par les services de renseignements militaires russes. Surnommé « le Résident » par les procureurs, il aurait recruté ses agents en leur offrant jusqu’à 1 800 dollars mensuels, « une jolie petite somme », selon ses propres termes.
Le reste du groupe comprenait des membres en poste des services de renseignements militaires bulgares et du ministère de la Défense, ainsi qu’un fonctionnaire travaillant au département des informations confidentielles du Parlement, ont déclaré les procureurs.
« Si vous avez un élément secret, vous pouvez prendre une photo », entend-on dire l’homme identifié par les procureurs comme le Résident à l’un de ses agents sur un enregistrement audio. « Des documents sur la Russie, le Moyen-Orient, l’Irak, des conflits locaux comme le Nagorny Karabakh — ça c’est très important. L’Ukraine et la Biélorussie aussi. »
Le Résident utilisait ensuite sa femme, qui possède la double nationalité russe et bulgare, comme intermédiaire entre le réseau et l’ambassade de Russie, selon les procureurs. Ces derniers affirment qu’il s’agit de la personne que l’on voit sur des vidéos entrer dans l’ambassade de Russie à Sofia et en ressortir environ une heure plus tard, dans le cadre de ce qu’ils considèrent être une mission consistant à remettre des informations et à récupérer de l’argent. Elle a été arrêtée et inculpée pour appartenance au groupe.
Les procureurs soulignent ne pas être en mesure de déterminer depuis combien de temps le réseau opérait, mais ils affirment que l’argent était la principale motivation de ses membres. Dans un enregistrement, le Résident conseille à un agent de recevoir son pot-de-vin en leva bulgare, car changer des devises pourrait constituer un risque
Lors de réunions avec les membres du réseau, souvent autour de bières et de dîners, le Résident donnait des conseils sur les techniques d’espionnage, comme le montrent les enregistrements. Il fournissait à ses agents des smartphones qui cryptaient les informations, notamment les photos prises, selon les procureurs.
« Maintenant, la question est de savoir où conserver cet appareil », dit-il à l’un de ses agents dans un enregistrement.
« S’ils me demandent, je dirai que c’est pour le travail », tente l’agent.
« Je pense que tu devrais le mettre dans un tiroir et l’emballer comme si c’était cadeau », répond le Résident. « Et mets un mot dessus, “Cadeau pour Victoria”, comme si tu allais bientôt lui offrir. » Les procureurs n’ont pas révélé qui était « Victoria ».
Dans un autre enregistrement, le Résident explique à un agent comment prendre des photos de documents sur son ordinateur.
« Tu te places calmement devant l’écran [et tu prends une photo], explique-t-il. Ensuite, vérifie que ce soit lisible. Assure-toi que ce n’est pas flou. »
Les procureurs soulignent ne pas être en mesure de déterminer depuis combien de temps le réseau opérait, mais ils affirment que l’argent était la principale motivation de ses membres. Dans un enregistrement, le Résident conseille à un agent de recevoir son pot-de-vin en leva bulgare, car changer des devises pourrait constituer un risque.
« Oui, c’est dangereux, précise le Résident dans un autre enregistrement. Mais, après tout, nous n’avons qu’une seule vie, mon garçon. Personne n’a de considération pour toi si tu n’as pas d’argent. »
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Grégoire Arnould)