Les valeurs sociétales en cause ?
Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise à l’IFOP, auteur de L’archipel français, analyse les fractures entre classes d’âge sur les questions de société dans l’Opinion.
Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise à l’Ifop.
Les opinions sur les questions de société sont-elles différentes selon les générations ?
Paradoxalement, les clivages sont plus marqués sur ces sujets qu’en matière économique et sociale. La crise sanitaire a produit des analyses erronées, comme cette volonté prêtée aux jeunes de vouloir enfermer les vieux pour qu’eux-mêmes puissent vivre plus librement. On oublie un paramètre évident : si chacun évolue le plus souvent au sein d’un milieu social assez homogène, il est entouré de plus jeunes et de plus vieux, pour des raisons biologiques. Or, les liens intergénérationnels sont solides : les seniors puisent dans leur épargne pour aider leurs enfants ou petits-enfants, les plus jeunes s’inquiètent de l’impact psychologique du confinement sur leurs parents, ou bien vont se faire tester pour pouvoir passer les fêtes en famille. La dénonciation de « ces jeunes qui vont faire la fête » est contrebalancée par l’expérience personnelle : les uns sont émus de voir leur grand-mère isolée, les autres peuvent dénoncer les boomers qui ont une bonne retraite, mais sont heureux que leurs parents la perçoivent. Les sentiments émoussent ces conflits potentiels entre classes d’âge.
Dans quels domaines les ressent-on ?
Pour tout ce qui touche à la bioéthique ou à la condition animale par exemple. Sur la « PMA sans père », la GPA, les écarts entre générations sont marqués. Les plus de 60 ans sont majoritairement opposés à ces thèmes, les jeunes y sont très largement acquis. Idem pour la protection animale. L’explication est commune aux deux sujets : se manifeste ainsi la dislocation de la vieille matrice chrétienne qui structure notre société et l’amorce d’un basculement anthropologique, que je décris dans L’Archipel français (Seuil). Pendant des siècles, cette matrice est restée stable. Conception de la vie, du couple, rapport avec la nature, avec l’animal (on ne fait pas de mal aux animaux, mais on les utilise et on les mange) : gaullistes, communistes, socialistes, etc., s’entendaient sur ces fondamentaux. Ce consensus a disparu. Certes, des activistes sont à la manœuvre, mais ils rencontrent un écho dans une partie de la société, notamment dans les couches les plus jeunes, auprès desquelles le soubassement anthropologique du vieux référentiel judéo-chrétien a sauté. Au cours des décennies précédentes, la pratique religieuse pouvait baisser, la croyance disparaître, mais on partageait ces fondamentaux. Désormais ce n’est plus le cas, et c’est très perceptible chez les moins de 35 ans.
« Une majorité de Français des années 1970 auraient halluciné si on leur avait parlé d’interdire le spectacle d’animaux vivants au cirque. Aujourd’hui, cela semble normal »
C’est une question de génération, pas d’âge ?
Autant la vision des questions économiques, notamment sur la fiscalité, peut évoluer avec l’âge, autant sur ces sujets, le changement est profond et irréversible. Ce ne sont pas des phénomènes de mode. L’avalisation par la loi de ces évolutions sociétales vient encore accentuer le processus. L’IVG n’est désormais plus contestée, sauf de manière très marginale. On ne reviendra jamais sur le mariage homo. Ni sur le fait qu’une femme seule peut se faire inséminer, et que c’est remboursé par la Sécurité sociale. Une majorité de Français des années 1970 auraient halluciné si on leur avait parlé d’interdire le spectacle d’animaux vivants au cirque. Aujourd’hui, cela semble normal. L’évolution est similaire pour ce qui concerne le rapport au corps ou à la sexualité. Les sondages montrent que certaines pratiques sexuelles se sont banalisées sous l’influence de la pornographie. Par ailleurs, un tiers des moins de 35 ans est tatoué. Ce n’est pas anecdotique. Procréation, sexualité, conception du couple, rapports hommes femmes, les générations ne parlent plus la même grammaire.
Vous diriez la même chose sur la relation avec l’islam et la laïcité ?
Dans une classe, le pourcentage de prénoms musulmans est en moyenne passé de 1 % en 1960 à 19 % aujourd’hui. Le droit à la différence, le respect des identités sont fortement affirmés. Depuis les années 1980, nous vivons de facto dans une société multiculturelle, et cela produit deux réactions opposées chez les jeunes. La première ressort de notre sondage [enquête IFOP sur les lycéens publiée le 3 mars] : c’est la règle du « chacun vient comme il est », la pub McDo ! Au nom de quoi, devrait-on imposer un cadre culturel ? Cette attitude est à mettre en relation avec la volonté d’émancipation de l’individu, valeur très forte de cette génération. L’autre réaction, à l’opposé, est résumée dans le slogan frontiste « On est chez nous ! », version actualisée du vieil adage : « A Rome, fais comme les Romains. » C’est l’attitude par exemple d’un Jordan Bardella, et de nombreux jeunes du RN. Génération identitaire a bien trouvé son nom. Mais il est vrai qu’une partie de la jeunesse issue de l’immigration campe elle aussi sur des positions identitaires. Le résultat est que piercing et foulard se mêlent dans le même combat, conséquence mécanique d’une société multiculturelle.
« Avant, on alignait les quartiers de noblesse, aujourd’hui on compte ses canons de différence identitaire »
Le clivage est-il aussi net avec l’écologie ?
La jeunesse grandit objectivement dans un environnement plus dégradé qu’il y a 50 ans, et il peut y avoir un conflit, sur le thème : vous avez vécu comme des nababs, et vous nous laissez une planète saccagée. Une partie de la jeunesse fait le lien avec le mode de vie : si l’on est sensible à l’environnement, on porte un regard critique sur la consommation, on se fait frugal, on boycotte Amazon, etc. Mais une autre partie de la jeunesse est dans l’hyper consommation et une autre encore ne se sent pas responsable des dégâts actuels : j’ai entendu des Gilets jaunes, jeunes actifs, dire : « Vu ce que je gagne, c’est pas moi qui troue la couche d’ozone ! » Dans une interview au Monde, Pablo Servigne, l’une des figures de référence des jeunes écolos, dit que son enfance a été marquée par « la télé, la bagnole et le Nutella ». Aujourd’hui on dirait : Netflix, Amazon et le Nutella. Et la consommation, pour certains, est paradoxalement une façon de se rassurer face à un monde qui change : « Ah, le Mont-Blanc est moins blanc ? Raison de plus pour reprendre du Nutella ! »
Le féminisme est-il aussi générationnel ?
Nous sommes dans une société où l’individu a pris le pas sur toute autre considération. L’universalisme garantissant les mêmes droits pour tous ? Ce modèle est mis à mal. Dans les années 1960 à 1980, l’idée était de faire accéder les femmes au même statut que les hommes. Aujourd’hui, chacun estime son identité agressée. Les plus légitimes sont ceux qui cumulent le plus de points, parce que femmes, « racisées », LGBT, etc. Avant, on alignait les quartiers de noblesse, aujourd’hui on compte ses canons de différence identitaire.
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