«   Erdogan n’est pas toute la Turquie »

«   Erdogan n’est pas toute la Turquie »

 

 

Chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes, situé à Istanbul, Jean-François Pérouse relativise la représentativité d’Erdogan en Turquie  ( interview dans la Croix)

 

 

Ces derniers temps, Recep Tayyip Erdogan a tenu des propos très violents à l’encontre d’Emmanuel Macron et de la France, qu’il traite d’« islamophobe ». Au-delà des mots, quelle est son intention ?

 

Jean-François Pérouse : C’est une réaction épidermique, qui ne s’inscrit pas nécessairement dans une stratégie précise. Reste que vis-à-vis de la population turque, Recep Tayyip Erdogan joue beaucoup sur son aura de leader supposé du monde musulman, qu’il s’est lui-même construite. Dès que possible, il développe une rhétorique passionnelle dans ce registre, un moyen de masquer quelques difficultés internes. C’est habile. Avant les élections, les sondages montrent que cette stature contribue au prestige que les citoyens lui attribuent.

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Mais celle-ci relève de l’autopromotion, car le président turc a des relations difficiles avec la plupart des grands pays sunnites, dont l’Arabie saoudite et l’Égypte. Aussi, quand il prétend être la voix du monde musulman, il assigne une identité « généralisante » et réductrice à la Turquie. Il y existe une gamme très large de pratiques, allant de l’islam comme vague composante de la culture familiale et nationale à l’islam comme religion observée avec ses rituels et ses devoirs. Sans oublier que le pays compte aussi des chrétiens, des juifs…

Ces accusations relèvent-elles vraiment de la seule rhétorique ? Elles se sont accompagnées d’un appel au boycott des produits français et ont été suivies par des manifestations de militants nationalistes turcs en France.

J.-F. P. : Cette rhétorique a des effets. Le président turc a une aura incontestable auprès de certaines populations dans des pays musulmans et, en grand populiste, il sait la cultiver. Son émergence dans ce registre a commencé au Forum économique de Davos, en 2009, quand il s’est ouvertement opposé au président israélien de l’époque au nom de la défense de la cause palestinienne. Depuis cette sortie, présentée comme un sursaut du monde musulman, Recep Tayyip Erdogan a fait de l’islamophobie son cheval de bataille en usant d’une rhétorique civilisationnelle qui oppose islam et Occident. Un terme, islamophobie, qu’il n’a jamais autant employé que maintenant. Mais pour éviter de participer à ce retour aux oppositions sommaires, il faut s’employer à ne pas réduire la Turquie à son président.

Quelles réalités faut-il aussi prendre en compte ?

J.-F. P. :Au-delà du président turc, un grand nombre d’acteurs font vivre un autre type de relations avec l’Europe, y compris dans son propre parti et son gouvernement, qui a une politique différente, empreinte de pragmatisme. En témoigne l’importance des relations économiques entre la France et la Turquie. Une grande partie des exportations automobiles turques sont le fait d’un consortium entre le fonds de pension turc Oyak et Renault ! Plus généralement, les économies européenne et turque sont si imbriquées qu’il est impossible de revenir en arrière.

 

Dans ces conditions, comment analyser l’accrochage, en juin, entre une frégate turque et une frégate française en Méditerranée, et les incursions turques dans les eaux grecques ?

J.-F. P. : Ces débordements sont indissociables de la progression du complexe militaro-industriel turc. Ankara veut s’imposer dans la hiérarchie des grands exportateurs d’armement et, pour cette raison, promeut son nouveau matériel militaire, comme ses drones de nouvelle génération, qui ont joué un rôle important en Syrie ou en Azerbaïdjan. C’est un moyen d’appuyer une diplomatie ambitieuse.

L’accord sur les réfugiés entre l’Union européenne et la Turquie (1) ne place-t-il pas les Européens dans une situation de dépendance vis-à-vis d’Ankara ?

J.-F. P. : Très cyniquement, la guerre en Syrie a donné des atouts inespérés à Ankara, notamment sur la question des réfugiés. Lors de crises avec l’UE, on a pu entendre plusieurs fois en Turquie : « Nous allons ouvrir le robinet migratoire. » La menace, bien qu’indécente, est un outil d’influence clé. Comme le retour des djihadistes du terrain syrien. Ankara peut choisir de les laisser circuler ou de coopérer avec les Européens.

Les Européens disposent-ils d’outils équivalents ?

J.-F. P. : Leurs registres d’action n’appartiennent pas à cette logique de représailles. Mais il ne faut pas oublier que la Turquie n’a pas totalement renoncé à intégrer l’UE. Si les négociations d’adhésion sont globalement suspendues, l’UE a toujours la capacité de refermer des chapitres de négociations et de ne pas en ouvrir d’autres. Autre levier, les fonds européens attribués à la Turquie, qui sont assez importants. Pour autant, couper tous les ponts n’aurait aucun sens et reviendrait à jouer contre des liens historiques, de populations, culturels, économiques…

 

Face à la rhétorique de différenciation et les registres identitaires archaïques déployés par Recep Tayyip Erdogan et ceux qui le diabolisent en France, il faut jouer la carte de l’inclusion. On peut valoriser tout ce qu’il y a de commun entre la Turquie et l’Europe et montrer qu’il en va de l’intérêt des deux partenaires de maintenir un lien. Si la Turquie veut rester ce pont vers des mondes avec lesquels l’Europe n’a pas de relations simples, elle ne peut s’exclure d’une relation certes compliquée, mais ancienne. C’est à elle, aujourd’hui, de faire le premier pas. En face, l’Europe doit regarder la société turque dans toute sa diversité et valoriser les convergences.

(1) En mars 2016, l’UE s’engage à verser 6 milliards d’euros à la Turquie qui, en contrepartie, doit contrôler ses frontières et accueillir les migrants ayant quitté son territoire et ayant été refoulés de Grèce.

 

 

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