Quels liens entre performance et salaire
La plupart des Américains pensent que leur rémunération est liée à leurs performances au travail. Pourtant, dans de nombreux secteurs il est quasiment impossible de quantifier la réussite (Un article du Wall Street Journal)
Lorsqu’on les interroge, la grande majorité des salariés américains affirment que le premier facteur déterminant leur niveau de rémunération est leur performance individuelle. Je le sais car dans le cadre d’une récente enquête, j’ai posé la question à plus de 1 000 d’entre eux. Parmi une liste de facteurs comprenant l’ancienneté, l’expérience, le niveau d’éducation et les bénéfices apportés à l’entreprise, aux yeux des employés rien ne dépasse la performance individuelle pour expliquer leur niveau de salaire : ainsi, deux tiers d’entre eux sont persuadés qu’elle joue un rôle crucial dans le montant du chiffre inscrit sur leur feuille de paie.
Malgré cette conviction largement répandue, en réalité la plupart d’entre nous ne sommes pas payés en fonction de nos performances individuelles et le petit nombre qui l’est ne cesse de décliner. Les recherches révèlent qu’après avoir augmenté pendant les années 1980, le nombre d’emplois dont les structures de rémunération sont liées à la performance a connu un apogée au début des années 2000 avant de chuter au cours des vingt années qui ont suivi. Dans une enquête de 2009 portant sur plusieurs pratiques de rémunérations au rendement, une équipe de chercheurs a découvert que « relativement peu d’employés percevaient des rémunérations variant en relation directe avec leur productivité, et que la part de ce type de salariés était probablement sur le déclin ». Même chez ceux dont le salaire est en partie lié à des mesures de productivité individuelle, cette proportion ne constitue généralement qu’une fraction de la rémunération totale.
Déjà, une enquête des années 1960 demandait à des cadres supérieurs et à des managers de comparer leurs performances à celles de leurs pairs. L’autoévaluation moyenne se situait dans le 77e percentile, ce qui signifie qu’en moyenne, les personnes interrogées considéraient que leurs performances étaient meilleures que celles des trois-quarts de leurs collègues. Seules deux personnes sur la centaine interrogées y évaluaient leurs performances sous la moyenne
Comment expliquer le décalage entre l’idée que se font les salariés de ce qui influence leur niveau de rémunération et la réalité ? Trois facteurs se dégagent : l’idée de justice, la difficulté de mesurer les performances individuelles dans de nombreux métiers et des désaccords sur ce que signifie vraiment le concept de performance.
En 2008, le quotidien californien The Sacramento Bee a créé un site Internet publiant la rémunération des fonctionnaires de l’Etat. Une équipe de chercheurs a profité de cette divulgation impromptue pour observer la réaction des employés concernés. Ceux qui ont consulté ce site et découvert qu’ils étaient sous-payés comparativement à leurs pairs au même genre de statut ont exprimé de la colère et se sont mis à chercher un autre emploi de façon plus active — ce qui était assez prévisible. En revanche, les fonctionnaires qui ont constaté qu’ils étaient davantage payés que leurs homologues n’ont pas eu de réactions émotionnelles équivalentes. Ils n’ont pas soudain manifesté plus de loyauté envers leurs supérieurs ni plus de satisfaction sur leur lieu de travail. Leur comportement n’a absolument pas changé.
Pourquoi ? En psychologies sociale et économique, on sait depuis longtemps que la plupart d’entre nous sommes convaincus d’être plutôt compétents — et même plus que la plupart de nos collègues. Un peu comme si nous vivions tous à Lake Wobegon, la ville imaginaire de l’émission radiophonique américaine « Prairie Home Companion » où « tous les enfants sont au-dessus de la moyenne » — sauf qu’ici, on parle d’adultes.
Cette tendance à nous surestimer nous-mêmes remonte à loin. Déjà, une enquête des années 1960 demandait à des cadres supérieurs et à des managers de comparer leurs performances à celles de leurs pairs. L’autoévaluation moyenne se situait dans le 77e percentile, ce qui signifie qu’en moyenne, les personnes interrogées considéraient que leurs performances étaient meilleures que celles des trois-quarts de leurs collègues. Seules deux personnes sur la centaine interrogées y évaluaient leurs performances sous la moyenne.
C’est une impossibilité mathématique et c’est un casse-tête pour les employeurs qui voudraient rémunérer leurs salariés de façon différentielle en se basant sur une mesure de leur productivité. Une telle démarche serait très mal reçue par de nombreux employés persuadés à tort d’être plus productifs que leurs homologues. Par conséquent, la plupart des employeurs n’essaient pas, et esquivent ainsi les sentiments d’injustice qui naissent quand des salariés pensent mériter davantage que leurs collègues.
Rémunérer des performances individuelles c’est également partir du principe qu’il existe des moyens fiables de le faire. Dans certains secteurs, c’est bien le cas : le transport routier, par exemple, implique de déplacer le plus de marchandises possible d’un point A à un point B, rapidement et en toute sécurité. Mais dans la plupart des autres métiers, ce genre de mesure n’existe pas.
Prenez votre propre cas : existe-t-il un système de mesure consensuel qui détermine votre productivité ? La difficulté à évaluer la contribution individuelle de quelqu’un est particulièrement significative dans les métiers intellectuels collaboratifs dont le nombre n’a fait que croître au cours des dernières décennies, comme les consultants en management, les chargés d’études de marché et les cadres moyens de toutes sortes. Il existe des millions de métiers de ce type aujourd’hui, et pour chacun d’entre eux, condenser les performances individuelles dans une seule mesure quantifiable dépasse nos capacités — pas parce que nous n’avons découvert la bonne unité de mesure, mais parce qu’elle n’existe tout simplement pas.
Même pour les métiers où règnent des normes de performance largement reconnues, les mesures peuvent s’avérer ardues. En médecine par exemple, l’objectif des praticiens est d’améliorer la santé des patients. Mais est-ce que cela signifie qu’ils devraient être payés en fonction de la santé générale de leurs patients plutôt qu’en fonction de l’exécution correcte d’une tâche spécialisée, comme la pose d’une prothèse de hanche ? Et s’il existait d’autres options, moins invasives, mais que le médecin n’était payé que pour des opérations lourdes ? Est-ce ainsi que nous voulons structurer l’attractivité de notre système de santé ?
Au Royaume-Uni, lorsque Tony Blair était Premier ministre, le National Health Service (NHS) avait augmenté l’enveloppe financière des hôpitaux qui réduisaient le temps d’attente des patients. Il est vrai que personne n’aime y végéter des heures ; par conséquent ce temps-là, sans être une mesure directe de la santé, constitue une composante importante du bien-être des personnes. Mais un problème n’avait pas tardé à apparaître : pour atteindre les objectifs de réduction de temps d’attente, les hôpitaux gardaient les patients dans les ambulances avant de les transférer. Pourquoi ? Parce que selon cette mesure de performance particulière, le temps passé dans une ambulance n’était pas comptabilisé comme de l’attente. Comme on le voit, les mesures de performance pour les médecins diffèrent sensiblement à la fois d’un système de santé national à l’autre et à l’intérieur de chacun.
Les querelles autour des définitions secouent tous les métiers. Certains journalistes, par exemple, vous diront que le véritable objectif de leur métier est de produire des enquêtes récompensées, tandis que d’autres estiment que leur mission principale est de générer des revenus. Dans mon propre domaine, l’éducation supérieure, certains professeurs donnent la priorité à l’enseignement tandis que pour d’autres, c’est la recherche qui fait la grandeur (ou pas) d’une université
Dans de nombreux métiers, la définition de la productivité implique des choix et des compromis et il est illusoire de penser qu’il puisse exister une mesure objective unique attendant d’être découverte. En 2014, le groupe de presse Time Inc., qui possédait alors plus de 90 publications, s’est mis à évaluer les performances de ses journalistes en fonction des contenus « bénéfiques aux relations avec les annonceurs ». Cette initiative a déclenché un tollé, pas seulement parmi les employés de Time Inc. mais dans le secteur tout entier. Les journalistes se sont offusqué que l’on puisse réduire leur métier à une mesure aussi grossière. Mais comment mesurer la productivité journalistique ? Par le nombre d’articles écrits par semaine ? Le nombre de mots produits à l’heure ? Quid du temps passé à cultiver ses sources pour les reportages ?
Les querelles autour des définitions secouent tous les métiers. Certains journalistes, par exemple, vous diront que le véritable objectif de leur métier est de produire des enquêtes récompensées, tandis que d’autres estiment que leur mission principale est de générer des revenus. Dans mon propre domaine, l’éducation supérieure, certains professeurs donnent la priorité à l’enseignement tandis que pour d’autres, c’est la recherche qui fait la grandeur (ou pas) d’une université. En d’autres termes, les disputes sémantiques naissent souvent des désaccords sur la définition du « produit » d’une entreprise. Si nous ne sommes pas d’accord sur l’idée de ce que produit notre société, nous ne pourrons pas nous accorder non plus sur la contribution individuelle apportée par chacun de ses employés ; par conséquent, rémunérer les salariés en se basant sur une mesure de productivité va contrarier ceux qui entretiennent une vision différente.
L’idée de justice, des mesures imparfaites et des différends sémantiques : la conséquence de ces facteurs, c’est que la plupart d’entre nous ne sommes pas réellement payés en fonction de nos performances individuelles, malgré ce que nous avons tendance à croire.
— Jake Rosenfeld enseigne la sociologie à l’Université de Washington. Cet essai est adapté de son dernier livre : You’re Paid What You’re Worth : And Other Myths of the Modern Economy (Harvard).
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérangère Viennot)
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