Problématique développement durable: Le frein est culturel
Inès Leonarduzzi est directrice générale de l’ONG « Digital for the Planet » qu’elle a fondée en 2017 pour promouvoir l’écologie numérique. Elle accompagne de grands groupes (BNP Paribas, L’Oréal, GRDF, Kering…) et des institutions internationales (ONU, Unesco, OTAN) dans l’élaboration de stratégies conciliant numérique et transition écologique. Elle vient de publier son premier livre, Réparer le futur : du numérique à l’écologie, aux éditions de l’Observatoire.
En 2018, le numérique représentait plus de 10 % de la consommation électrique mondiale, et 2 % des émissions de gaz à effet de serre françaises. Peut-on vraiment concilier développement technologique et écologie ?
Nous attendions du numérique qu’il participe de la dépollution. Il était censé être une solution propre, écoresponsable, une alternative au papier. Mais c’est l’inverse qui se produit. Concilier les deux paraît contradictoire, car la politique s’est emparée de ces sujets. Le numérique est devenu un enjeu de souveraineté ainsi qu’une manne économique, tandis que l’écologie est devenue un mouvement politique, qui par ailleurs trébuche souvent, par manque de vision. Dans l’imaginaire collectif et chez une grande partie des écologistes, la technologie est l’apanage des grands « pollueurs ». Ce sont pourtant les technologies numériques qui rendent possible la science du climat, par la modélisation informatique des données climatiques. Le risque pour l’écologie est qu’elle devienne dogmatique. Il lui faut donc revoir son rapport au numérique, qui est tout sauf un ennemi : il est seulement le reflet de nos comportements. Avant de penser l’innovation technologique à travers le prisme d’un progrès noble et inclusif, il faut trouver le moyen d’éco-concevoir toutes nos infrastructures physiques et logicielles.
Usages personnels, datacenters, fabrication des appareils électroniques… Qu’est ce qui pollue le plus ?
Plus des deux tiers de la pollution numérique environnementale sont générés par la fabrication des smartphones, qui sont au nombre de 14 milliards dans le monde. On parle beaucoup plus de la pollution générée par le stockage des e-mails et de la manière dont chacun devrait les trier pour avoir un comportement plus écoresponsable. C’est trop facile de critiquer les usages individuels, sans apporter de réponses sur le plan systémique. Un appareil électronique peut durer plusieurs années si on apprend à en prendre soin et si on le répare. L’avènement d’un monde durable ne dépend pas que de la bonne volonté des individus. Il faut aussi lever les barrières mises à dessein sur la route du développement durable.
La pollution numérique n’est pas qu’environnementale, elle est aussi intellectuelle et sociétale, expliquez-vous. Que voulez-vous dire par là ?
Au fond, quelle est la plus grande barrière que nous trouvons sur la route du développement durable ? Les systèmes de pensées, nos raisonnements. Etant au départ concentrée sur la pollution numérique environnementale, j’ai rapidement été confrontée aux schémas mentaux. Le « numérique désincarné », celui qui n’a de but que lui-même et non autrui, dessert l’humain en affectant ses capacités cognitives, son rapport à l’intelligence individuelle. De fait, l’intelligence collective est mise à mal. C’est là que le glissement vers la pollution numérique sociétale s’opère, c’est-à-dire quand le numérique impacte les fondements sociétaux les plus précieux, comme le vivre-ensemble. Si notre potentiel intellectuel faiblit, le projet de société s’effrite inéluctablement. Comment alors trouver du sens à la protection de l’environnement, si nous n’avons plus de projet de société commun ? Dans le grand sujet de l’environnement, l’enjeu des enjeux est finalement le cerveau humain : la manière dont nous produisons des opinions et désapprenons à construire des réflexions est au cœur de notre médiocrité face à la préservation de l’environnement. Cela provient d’un manque d’informations et d’une politisation qui les noie dans des discours qui embrument plus qu’ils n’éclairent. C’est en diminuant la pollution numérique intellectuelle que le projet de société commun grandira. Enfin, l’impact sociétal suivra. Sans compréhension, il ne peut y avoir de progrès durable. Mais ceci n’est pas aisé : il est difficile de prendre de la hauteur quand le numérique sert autant qu’il asservit. Ce livre ouvre des questions pour contribuer à réparer le futur environnemental, mais aussi intellectuel et sociétal.
Il semble y avoir eu une prise de conscience au sujet de la pollution numérique ces dernières années, on le voit notamment avec l’arrivée de textes de loi et de feuilles de route qui ont pour ambition de verdir le numérique…
En 2017, 77 % des Français ignoraient ce qu’était la pollution numérique selon un sondage réalisé avec le cabinet Occurence. C’est le milieu associatif qui a en premier permis l’éveil des consciences et le sujet a pris une ampleur considérable dès le premier confinement. Alors que nous étions tous connectés depuis chez nous, les émissions de gaz à effet de serre liées au trafic routier diminuaient sensiblement. Les journalistes s’inquiétaient : « Et si la pollution générée par nos usages décuplés du numérique ne rattrapait pas tout ? » Avant 2017, nous manquions cruellement d’informations sur le numérique. Par exemple, en 2015, le Big Data était encore vu comme un progrès qui allait nous rendre tous heureux grâce à la personnalisation des services. Aujourd’hui, la donne a changé : les citoyens sont moins dupes, ils posent des questions car le sujet soulève de sérieuses questions sur les libertés fondamentales et la protection de la vie privée. Le sujet est depuis porté par des acteurs européens comme Margrethe Vestager, à l’Assemblée nationale par de nombreux élus ou encore au gouvernement, porté par Cédric O et Barbara Pompili [respectivement secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques et ministre de la Transition écologique].
Que pensez-vous des différentes propositions retenues dans la feuille de route gouvernementale dédiée au numérique et à l’environnement ?
Cette feuille de route a le mérite d’exister. Nous y avons contribué, avec Digital for the Planet, avec l’idée qu’il faut travailler de manière transversale plutôt qu’en silo. Ce ne sont cependant que des intentions : elles ne suffisent pas en l’état, même si elles traitent des bons sujets, comme l’indice de réparabilité, qui sont essentiels pour l’écoconception et la valorisation des appareils reconditionnés. Il faut aller plus loin et la loi Climat-Résilience actuellement débattue au Parlement peut le permettre si les propositions des différentes ONG et acteurs sont retenues. Digital for the Planet a proposé deux alinéas : un sur l’éducation à l’impact environnemental du numérique dans les écoles primaires, et un autre pour permettre une large part d’appareils reconditionnés ou à bon indice de réparabilité dans les achats publics. Aucun acteur, qu’il soit public, privé ou issu de la société civile, ne peut apporter seul de réponses concrètes à ces enjeux de pollution numérique. C’est à la fois la grande difficulté du sujet, mais aussi ce qui le rend beau : nous sommes tenus de travailler main dans la main.
Quels conseils donneriez-vous pour réduire les pollutions numériques de tout un chacun, des entreprises, du gouvernement ?
Du côté citoyen, nous pouvons faire durer le plus longtemps possible ses appareils électroniques. Ce sont des objets précieux : ils sont constitués de métaux et de terres rares, extraits dans des conditions sociales et environnementales déplorables. Il s’agit également de prêter attention à la notion de « diabète numérique ». Il y a un bon et mauvais numérique, comme il y a un bon et un mauvais sucre. Un enfant qui fait huit heures de jeux en ligne par semaine et un autre qui fait huit heures de codage ne donnera pas le même adulte. Sur le plan des entreprises, il faut considérer l’importance du sujet de la réparabilité des flottes d’appareils électroniques, veiller au droit à la déconnexion dans les entreprises, et utiliser le numérique comme un levier pour s’engager. Les gouvernements doivent quant à eux œuvrer à verdir les sources d’énergie qui alimentent les centres de stockage de données, mais aussi lutter contre l’illectronisme et se battre pour un revenu de la donnée. Puisque l’argent est au cœur de tout, rendons un peu de ce pouvoir à ceux qui la créent la richesse d’Internet, c’est-à-dire les internautes.
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