Covid: une crise qui répand la terreur
Le grand intellectuel Marcel Gauchet tire un premier bilan des choix faits par les autorités pour faire face à l’épidémie et de la façon dont les Français les ont vécus. Défaut de discussion politique, dysfonctionnements de l’administration sanitaire, affaiblissement des scientifiques auront notamment marqué, à ses yeux, cette année de pandémie.
« Le XXIe siècle ne sera pas une promenade de santé », disiez-vous en 2017. Comment va la France, un an après le début de la crise sanitaire ?
Elle est assommée. Elle a connu un choc énorme, elle ne comprend toujours pas très bien ce qui lui arrive, elle ne sait pas trop à quel saint se vouer. Elle ne sent pas une direction claire se dessiner devant elle. Ce n’est pas simplement une question de dirigeants, c’est qu’on a rarement été dans une telle situation d’incertitude. C’est le paradoxe de cette épidémie : ce n’est pas la peste noire, elle n’a pas créé la terreur, mais elle nous laisse dans une profonde inquiétude vis-à-vis de ce qui peut advenir à partir d’une situation à laquelle, globalement, la masse de la population est résignée.
L’inquiétude porte sur « que sera demain ? »
Oui. Ce n’est pas une maladie dramatique, mais on est dans une situation d’incompréhension exacte de ce qui se passe. C’est l’inconnu. Face à une épidémie de choléra, on sait comment faire, on a les instruments. Là, on ne sait pas bien. Et pour l’immense majorité de la population, c’est une maladie abstraite. Certes, elle peut vous tomber dessus, mais la grande masse de la population vit sans même connaître de gens qui ont eu la Covid. C’est lointain et en même temps anxiogène au possible, pas seulement en fonction du risque de tomber malade, mais de ce qu’il peut résulter de la mise à l’arrêt de la vie sociale
Durant la crise, le Parlement est devenu une chambre d’enregistrement, la présidentialisation du régime s’est accrue. La démocratie libérale a-t-elle montré ses limites ?
C’est le choix du Président et je pense que c’est une erreur politique. Il me semble que si les différentes options face à cette maladie (confinement, couvre-feu, démarches diverses) avaient pu être discutées publiquement, dans un contexte où l’opinion était mobilisée, on aurait gagné beaucoup d’apaisement et aussi de sentiment de mieux maîtriser la situation. Il y aurait eu moins de passivité inquiète dans la population. Le traitement politique n’a pas été le bon.
«Il y a eu un déshabillage des autorités en tout genre dans cette crise sanitaire. Les autorités politiques flottaient dans le plus grand flou tout en jouant une autorité surfaite, à la mesure même de leur incertitude»
On a infantilisé les Français?
Oui, de la part de gens qui, en plus, n’ont pas d’autorité pour parler. Il y a eu un déshabillage des autorités en tout genre dans cette crise sanitaire. Les autorités politiques flottaient dans le plus grand flou tout en jouant une autorité surfaite, à la mesure même de leur incertitude. Une vraie discussion publique aurait été salutaire, au risque de perdre un peu de temps, mais on en a perdu beaucoup de toute façon. Ce n’était pas sur les plateaux de télé qu’il fallait discuter, mais au Parlement.
Les scientifiques ont-ils pris le pouvoir pendant cette crise?
Pas vraiment. Les plus naïfs d’entre eux ont tenté le coup d’Etat, dans l’idée qu’on allait enfin confier la décision aux gens qui s’y connaissent, mais cela n’a pas été probant. Je crois que l’autorité de la science, et de la science médicale plus précisément, en a pris un sérieux coup dans l’esprit des populations au cours de cette crise.
Parce qu’ils se contredisaient?
Pas seulement, aussi parce qu’ils étaient démentis par les faits. Il y a deux sortes de science : il y a la science faite, sur laquelle tout le monde est d’accord. Et puis il y a la science à faire face à l’inconnu. Cela nous a valu une leçon d’épistémologie en direct: les gens ont découvert que les scientifiques, face à l’inconnu, pataugeaient autant qu’eux, sauf qu’ils ont eux des moyens d’affronter l’inconnu, que vous ou moi n’avons pas. Du coup, l’effet fâcheux, c’est d’avoir accrédité l’idée que finalement, même sur le connu, ils n’en connaissent pas tant que ça. Je pense qu’il y aura un dégât considérable de l’autorité des scientifiques dans la société.
L’administration a été défaillante à plusieurs reprises, sur les masques, les tests ou la campagne de vaccination. Quelle leçon en tirer ?
Il est acquis que l’administration sanitaire ne coupera pas à un sérieux examen de son organisation, de ses procédures, de sa manière de fonctionner. En revanche, le ministère des Finances a su mettre sur pied en un temps record un dispositif d’indemnisation des entreprises efficace. Le tableau est contrasté : il y a des pans entiers d’administration qui dysfonctionnent, d’autres qui sont performants… C’est d’ailleurs cela qui complique tous les bilans sur la bureaucratie française : cela demande une analyse très fine.
«Ce qui a été vécu par beaucoup comme persécutif, ce sont ces formulaires absurdes. Mais cela ne mettait pas en cause des libertés fondamentales, ça mettait la gestion de ces libertés sous un contrôle pénible»
« Les libertés ont été réduites, mais jamais à des niveaux non conformes à nos standards », a dit Emmanuel Macron mercredi en Conseil des ministres. Partagez-vous ce constat ?
Globalement, oui. Il ne faut pas confondre liberté et encadrement bureaucratique de cette liberté. Ce qui a été vécu par beaucoup comme persécutif, ce sont ces formulaires absurdes. Mais cela ne mettait pas en cause des libertés fondamentales, ça mettait la gestion de ces libertés sous un contrôle pénible. Une liberté fondamentale nous est restée, et nous en avons fait grand usage : la liberté de parole. Cette crise a été l’occasion d’une grande conversation civique. En général, dans les pays autoritaires, on commence par supprimer la liberté de critiquer le gouvernement, c’est plus sûr. Nous avons eu la possibilité de protester contre les atteintes aux libertés, y compris en exagérant un peu.
La société a tout de même dû accepter, durant le premier confinement, au nom de l’urgence sanitaire, de ne plus rendre visite aux aînés, de ne plus honorer ses morts…
C’était une aberration. Cela fait partie des erreurs d’appréciation qui ont été commises. L’action publique a péché dans ce premier confinement par absence de sens concret de l’humanité. Heureusement, la protestation collective a ramené le gouvernement à de meilleurs sentiments.
«L’illusion serait de penser que le keynésianisme radical a gagné à tout jamais. Je n’en crois rien»
Le « quoi qu’il en coûte » macronien signe-t-il la fin du néolibéralisme ou s’agit-il d’une parenthèse ?
L’idée que l’époque du « free lunch », comme diraient les économistes, est arrivée, me paraît une fiction totale. C’est une parenthèse, qui ne permet pas de tirer des conclusions pour la suite. Et la suite risque d’être sévère. L’illusion serait de penser que le keynésianisme radical a gagné à tout jamais. Je n’en crois rien.
Les contraintes dans lesquelles nous allons retomber ne vont-elles pas être plus difficiles à accepter, maintenant que l’on a connu « l’argent magique » ?
Oui et non, car la population ne manque pas de bon sens. L’idée que la création monétaire illimitée est la réponse à tous les maux de l’humanité, que nous aurions trouvé la martingale d’un univers sans contrainte où il suffit d’imprimer de la monnaie, c’est magnifique, mais je doute que ce jour de la fin de l’histoire soit arrivé. Je suis même convaincu du contraire.
On a quand même vu le revenu universel revenir dans le débat…
Evidemment, on a vu toutes les démagogies refleurir ! De l’écologie la plus collapsologique jusqu’aux libertaires radicaux rejetant toutes les contraintes. Pourquoi pas le revenu universel ? Ce que l’on a vécu est d’ailleurs un épisode de revenu universel, d’une certaine manière. Mais que cet état temporaire accrédite l’idée de façon définitive, je ne le crois pas.
«Le refus des aventures constituent un barrage, dont je ne vois pas que l’extrême droite soit capable de le franchir, sauf catastrophe liée à l’issue de la crise»
Le choix d’approvisionnement européen en vaccins est-il un succès ?
Je ne crois pas. Cela n’a fait que montrer ce qu’on sait très bien : l’Union européenne est une machine extrêmement lourde, à laquelle il ne faut pas demander de répondre à des situations d’urgence. Les gens qui plaident pour la subsidiarité ont à mon sens trouvé là un très bon argument empirique.
A qui profiteront tous ces morts ? L’extrême droite est-elle aux portes du pouvoir ?
J’ai peine à le croire. Elle est très haute. Mais ce qu’a montré cette crise sanitaire, c’est que la prudence est profondément ancrée dans les têtes, et c’est ce qui a fait que la population s’est accommodée d’une situation très pénible pour beaucoup. Je crois que cette prudence, ce refus des aventures constituent un barrage, dont je ne vois pas que l’extrême droite soit capable de le franchir, sauf catastrophe liée à l’issue de la crise. Nous sommes dans des pays dont le défaut est l’inertie, mais la vertu est la prudence. Je crois que la peur du saut dans l’inconnu constitue le vrai plafond de verre pour l’extrême droite
0 Réponses à “Covid: une crise qui répand la terreur”