Finance : le phénomène des Spac
Les « blank-check companies », des entreprises sans activité dont l’objectif est d’acheter une société et de l’introduire en Bourse, également appelées Spac, ont levé plus de 70 milliards de dollars cette année. Leur co-créateur a longtemps pensé qu’elles ne gagneraient pas les faveurs de Wall Street (article du Wall Street Journal)
La tendance qui fait actuellement fureur dans le secteur de la finance est apparue il y a une trentaine d’années, lorsque deux vieux compères de faculté de droit ont commencé à travailler dessus. Aujourd’hui, ils en récoltent enfin les fruits.
Le banquier d’affaires David Nussbaum et l’avocat David Miller — respectivement surnommés « Nuss » et « Miller » — ont inventé la « special purpose acquisition company » (Spac) en 1993 pour fournir aux entreprises non cotées un autre moyen d’accéder aux investisseurs ordinaires. Pendant une grande partie de la carrière des deux hommes, les Spac ont peu été utilisées et sont restées méconnues. Mais aujourd’hui, elles connaissent leur heure de gloire et attirent les plus grands noms de la finance, de la tech et du divertissement. MM. Nussbaum et Miller n’ont jamais été aussi occupés.
« Il m’a fallu attendre vingt-sept ans pour connaître un succès foudroyant », déclare M. Nussbaum, 66 ans, originaire de Roslyn, un village situé sur Long Island (New York), qui a cofondé EarlyBirdCapital, une banque d’investissement spécialisée dans les Spac.
Même si les actions de nombreuses Spac et des sociétés qui ont fusionné avec elles ont connu leur lot de difficultés ces derniers temps, DraftKings et d’autres actions de sociétés connues — comme QuantumScape qui est spécialisée dans les batteries pour voitures électriques — ont gagné 55 % ou plus au cours des six derniers mois
Egalement appelées « blank-check companies », les Spac sont des coquilles vides cotées en Bourse dont le seul objectif est de s’associer à une société et de l’introduire sur le marché. Elles sont devenues un moyen apprécié par les start-up pour accéder aux investisseurs individuels et une poule aux œufs d’or pour les personnes fortunées qui les créent. Parmi les fondateurs de Spac, on trouve aujourd’hui des personnalités aussi diverses que le gestionnaire de fonds spéculatifs William Ackman ou l’ancien joueur de baseball Alex Rodriguez.
Les Spac ont levé près de 75 milliards de dollars cette année et représentent désormais plus de 70 % du total des introductions en Bourse, contre 20 % il y a deux ans et un pourcentage négligeable au cours de la majeure partie des vingt dernières années, selon Dealogic.
Leur soudaine omniprésence a fortement décontenancé MM. Nussbaum et Miller, qui ont vu ce type de sociétés connaître des difficultés pendant près de trois décennies. A Wall Street, beaucoup se méfiaient des Spac car leurs prédécesseurs, appelés « blind pools », avaient été associés à la fraude concernant les « penny stocks » (des actions cotées moins d’un dollar) dans les années 1980.
MM. Nussbaum et Miller se sont rencontrés à la faculté de droit de l’université de New York à la fin des années 1970 avant de travailler dans des cabinets d’avocats. M. Nussbaum a décidé d’ouvrir sa propre maison de courtage à la fin des années 1980, puis a participé à un deal impliquant un « blind pool », ce qui l’a incité à commencer à plancher sur les Spac.
Au début des années 1990, les deux David ont passé plus d’un an à travailler avec les organismes de réglementation afin d’instaurer des mécanismes de protection des investisseurs et d’autres mesures destinées à prévenir les fraudes avant de créer leur première « blank-check company ». Parmi ces dispositifs figurait le droit pour les investisseurs d’une Spac de récupérer leur argent avant qu’une fusion avec une société non cotée ne soit réalisée. Ils ont également renforcé les exigences de transparence en amont de ces opérations. Ces caractéristiques sont aujourd’hui mises en avant par les champions des « blank-check companies ».
Pourtant, les Spac ont longtemps eu du mal à concurrencer les introductions en Bourse traditionnelles et les autres méthodes de levée de fonds. Mais, ces dernières années, des entreprises en vogue comme la société de paris sportifs DraftKings ont commencé à y recourir pour rejoindre la cote et des start-up s’en servent pour établir des prévisions destinées aux investisseurs — ce qui n’est pas autorisé dans le cadre d’une introduction en Bourse classique.
« Personne n’imaginait un tel succès », reconnaît M. Miller, 66 ans, originaire du Queens (New York), qui est associé gérant du cabinet d’avocats Graubard Miller. Il possède encore des piles de documents réglementaires des premières Spac, créées avant la numérisation des dossiers de la Securities and Exchange Commission (SEC, gendarme américain de la Bourse).
Même si les actions de nombreuses Spac et des sociétés qui ont fusionné avec elles ont connu leur lot de difficultés ces derniers temps, DraftKings et d’autres actions de sociétés connues — comme QuantumScape qui est spécialisée dans les batteries pour voitures électriques — ont gagné 55 % ou plus au cours des six derniers mois. Un indice des sociétés récemment cotées affiche, lui, un gain de plus de 30 % sur cette période.
Graubard Miller dispose d’un service dédié au droit des sociétés composé de dix personnes et a participé à des transactions impliquant des Spac pour un montant de 6,3 milliards de dollars cette année, selon le fournisseur de données Spac Research. Ce total dépasse déjà celui de 2020 et l’installe comme l’un des dix plus gros consultants du secteur, en compagnie des cabinets d’avocats beaucoup plus importants à Wall Street.
Les détracteurs du boom des Spac avertissent que le volume élevé de transactions réalisées par de petites banques est le signe que cette vague est montée trop haut, car ces opérations sont souvent réalisées par des investisseurs et des sociétés peu réputés
Les banquiers et les avocats perçoivent des commissions lorsqu’ils créent des Spac et lorsqu’ils concluent des deals ayant pour objet d’introduire en Bourse des sociétés non cotées. Ils peuvent également gagner de l’argent en aidant des Spac à lever des fonds supplémentaires pour acquérir des start-up.
La banque d’investissement de M. Nussbaum, qui emploie 25 collaborateurs, profite également du rôle de son co-fondateur dans l’invention des Spac. La quasi-totalité des activités d’EarlyBird provient de « blank-check companies », et elle la valeur des entreprises qu’elle a participé à créer a atteint 2,3 milliards de dollars cette année, ce qui dépasse son total de l’année dernière et permet de maintenir la société parmi les quinze banques les plus importantes du secteur. Chaque fois qu’EarlyBird effectue une transaction impliquant une Spac, chaque employé perçoit une prime, précise M. Nussbaum.
Les détracteurs du boom des Spac avertissent que le volume élevé de transactions réalisées par de petites banques est le signe que cette vague est montée trop haut, car ces opérations sont souvent réalisées par des investisseurs et des sociétés peu réputés.
Parmi les entreprises qui ont récemment vu leur valorisation atteindre des milliards de dollars après avoir été associé à une Spac via MM. Nussbaum et Miller figurent la société de technologie agricole AppHarvest et le fabricant de batteries pour voitures électriques Microvast. Les deux hommes affirment que leur expérience les aide à conclure davantage de fusions.
« Je suis vraiment heureux pour eux », déclare Arthur Spector, un investisseur en capital-risque qui a dirigé la première Spac sur laquelle MM. Nussbaum et Miller ont travaillé en 1993. « Ils ont fourni un travail énorme et ont dû faire face à bien des problèmes. »
L’opération concernant un « blind pool » qui a incité M. Nussbaum à commencer à travailler sur les Spac dans les années 1990 avait permis la cotation du fabricant de jouets THQ. Les actions de ce dernier ont d’abord grimpé en flèche grâce à la popularité d’un jeu lié au film Maman j’ai raté l’avion, mais la société a finalement fait faillite plusieurs années plus tard — ce qui a incité M. Nussbaum à examiner de plus près la structuration des « blind-pools ».
Peu de temps après le deal sur THQ, il a contacté M. Miller pour mettre en place des mesures renforçant la protection des investisseurs. Ces ajustements ont, au bout du compte, donné naissance, en 1993, à SPAC-Information Systems Acquisition Corp. Cette société a levé 12 millions de dollars et s’est finalement associée à une entreprise de logiciels, par la suite rachetée par HP.
MM. Nussbaum et Miller avaient initialement apposé un « trademark » sur le nom « Spac », ce qui avait poussé certains à créer des véhicules d’investissement similaires sous des acronymes différents comme « Sparc » et « TAC ». Les deux hommes ont finalement laissé d’autres acteurs utiliser le terme « Spac », et de nouvelles sociétés de ce type ont été créées, mais le boom des valeurs technologiques de la fin des années 1990 a accru la popularité des introductions en Bourse traditionnelles et les « blank-check companies » ont perdu les faveurs de Wall Street.
A cette époque, M. Miller se demandait si les Spac n’étaient pas que des « fusils à un coup » susceptibles de finir aux oubliettes. Avec M. Nussbaum, ils ont continué à travailler sur les introductions en Bourse traditionnelles et d’autres opérations. En 2000, M. Nussbaum a cofondé EarlyBird Capital.
Après l’éclatement de la bulle Internet, M. Spector a demandé à MM. Nussbaum et Miller de créer la première Spac du nouveau millénaire.
Les « blank-check companies » ont connu une brève résurgence au milieu des années 2000, lorsque les grandes Bourses ont commencé à coter les Spac et que les investisseurs ayant pignon sur rue comme Nelson Peltz les ont utilisées comme outils de négociation, mais la crise financière a de nouveau interrompu la croissance de ce marché volatile.
Les rendements obtenus par les investisseurs dans les Spac étaient modestes jusqu’à ce que des entreprises à forte croissance, comme la société de tourisme spatial Virgin Galactic, commencent à fusionner avec elles en 2019. Ce virage décisif a permis aux « blank-check companies » de retrouver leur vocation d’origine, indiquent MM. Nussbaum et Miller
Les deux hommes expliquent prévoir, désormais, de travailler avec jusqu’à ce que ce ne soit plus intéressant. Comme d’autres à Wall Street, ils reconnaissent que le rythme actuel de création des Spac n’est pas viable. Mais pour le moment, ils se réjouissent d’avoir traversé ces années de difficultés.
« Le handicap des Spac en matière de réputation s’est dissipé de façon spectaculaire », conclut M. Nussbaum.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Grégoire Arnould)
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