L’état d’urgence pour asphyxier la démocratie
Etat d’urgence prolongé, institutionnalisation d’un conseil de défense tendant à éclipser le conseil des ministres et à renforcer la subordination du Parlement… la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement accentue le processus de « dé-démocratisation » de notre société, estime le politiste, Arthur Guichoux, dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Le 3 février, un rapport publié par The Economist reléguait la France au rang des démocraties « défaillantes », relançant le débat sur les effets politiques de la pandémie. Cette rétrogradation vient souligner les nombreuses atteintes aux libertés individuelles engendrées par les mesures de confinement et de couvre-feu. Les résultats de cette étude sont à manier avec d’autant plus de précautions qu’elle présuppose une conception située et libérale de la démocratie. Or la définition de la démocratie est loin de faire consensus.
Dans les sciences sociales et politiques, on peut même dire qu’elle ressemble à un vaste champ de bataille : horizon indépassable mais perfectible pour les uns, illusion pour les autres, qui déplorent sa dégénérescence oligarchique. Cependant, rares sont les analyses à se féliciter de l’état de la démocratie.
Tensions liées à la représentation
De ce point de vue, la gestion de la pandémie par le gouvernement français s’inscrit dans la continuité d’un processus de « dé-démocratisation », pour reprendre l’expression de la politiste Wendy Brown. Celui-ci ne renvoie pas au poncif de la « crise » de la démocratie qui chercherait à combler son déficit de représentativité.
Les tensions liées à la représentation prennent leur source dans la division entre le corps électoral et le champ des professionnels de la politique, division caractéristique des gouvernements représentatifs. La « dé-démocratisation » relève plutôt d’une dynamique de longue durée ; elle rappelle combien l’état d’exception qui dure depuis presque une année est un puissant analgésique, tant pour la démocratie des urnes que pour la politique de la rue.
Instauré dans un premier temps de mars à juillet 2020, l’état d’urgence sanitaire a été réactivé le 17 octobre 2020 avant d’être de nouveau prolongé mi-février (au moins jusqu’en juin 2021). Certes, il ne s’agit pas du même dispositif que l’état d’urgence de novembre 2015 ; il n’empêche que l’état d’exception s’ancre dans la durée. Autre continuité significative : l’institutionnalisation du conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN). Créée en 2009, cette formation restreinte du conseil des ministres tend à éclipser ce dernier. Son activité s’est fortement accélérée depuis 2015 avec 10 réunions dans l’année, 32 en 2016, 42 en 2017 (selon le rapport de son secrétariat de 2018).
République monocéphale
En pleine pandémie, il est désormais fréquent que ce conseil, fondé sur un simple décret, se réunisse plusieurs fois par semaine. Initialement cantonné aux opérations militaires et aux situations de crise, son champ d’action s’est aussi considérablement étendu. En plus des têtes de l’exécutif (premier ministre, ministre des affaires étrangères, de l’économie, du budget et de l’intérieur), sa composition varie au gré des convocations décidées par le président de la République. Compte tenu des circonstances, le ministre des solidarités et de la santé et le directeur de la santé y siègent désormais en permanence et sont tenus au secret-défense au même titre que les autres membres. Positionné en amont des conseils des ministres, ce n’est pas forcer le trait de dire que le conseil de défense est devenu un des principaux foyers des prises de décision depuis mars 2020.
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