Santé–Une stratégie de vaccination illisible
Généraliste à Ifs (Calvados), le docteur Jacques Battistoni, président du syndicat MG France, détaille les enjeux de l’ouverture de la vaccination aux médecins de ville.( Interview dans l’Opinion)
Cette semaine, près de 30 000 généralistes volontaires vont pouvoir vacciner dans leur cabinet médical avec le produit d’AstraZeneca. Comment cela va se passer ?
Les patients vont pouvoir se faire vacciner par leur médecin jeudi et plus probablement vendredi. Nous devions participer à la campagne vaccinale quelques jours plus tôt mais la distribution en lots des vaccins aux 11 000 pharmacies qui vont fournir les médecins de ville est complexe. Les flacons de 10 doses sont conditionnés en paquet de dix et chaque médecin a le droit, pour cette semaine, à un flacon. Or, un pharmacien va alimenter en doses trois ou quatre médecins, pas davantage. Il faut donc séparer les paquets pour éviter de perdre des vaccins en route. Tout cela prend du temps.
Le patient doit-il aller chercher son vaccin chez le pharmacien ?
C’est plutôt le médecin qui se rend chez le pharmacien auprès de qui il s’est fait connaître comme vaccinateur volontaire pour récupérer les doses. Il les ramène ensuite à son cabinet en les transportant bien droit dans un sachet ou une boîte isotherme. La plupart des confrères vont consacrer une demi-journée de travail jeudi ou vendredi à vacciner les patients qu’ils auront sélectionnés.
«Les médecins ont besoin d’un document à opposer à leurs patients, leur expliquant pourquoi une personne diabétique de 65 à 74 ans n’a droit à rien, mais pourquoi la même entre 50 et 64 ans peut être vaccinée avec l’AstraZeneca»
Un peu plus d’un médecin généraliste sur deux s’est engagé dans la démarche vaccinale. Pourquoi si peu ?
Je dirai au contraire qu’il s’agit là d’un beau succès au regard des handicaps qui sont les nôtres. Le premier est circonstanciel : ce sont les vacances et certains médecins sont en congés. Ils ont aussi des enfants. Tous ne sont pas disponibles.
Ensuite, le vaccin d’AstraZeneca a souffert d’une mauvaise réputation auprès des médecins avant que la science ne démontre une efficacité de 80 %, soit bien plus que le vaccin contre la grippe. Cette petite musique a pu avoir un effet dissuasif.
Autre souci : les effets indésirables. On sait maintenant que ce type de syndromes grippaux, pas dramatiques mais inconfortables, sont plus fréquents chez les personnes les plus jeunes. Les médecins vont pouvoir informer leurs patients sur ce point.
La vaccination est conditionnée à un dispositif de priorisation des patients avec sept profils et 16 sous-profils. Est-ce que les Français s’y retrouvent ?
En l’état, la stratégie de vaccination est illisible pour les patients. Il ne se passe pas une réunion au ministère de la Santé sans que je réclame une clarification. Les médecins ont besoin d’un document à opposer à leurs patients, leur expliquant pourquoi une personne diabétique de 65 à 74 ans n’a droit à rien mais pourquoi la même entre 50 et 65 ans peut être vaccinée avec l’AstraZeneca. Cette création d’exceptions entre différentes tranches d’âge crée des tensions dans les centres de santé et des conflits entre médecins et patients. Certains font des pieds et des mains pour se faire vacciner et ont recours au système D bien français pour arriver à leurs fins.
Le professeur Alain Fischer a laissé entendre que le prochain vaccin du laboratoire Janssen pourrait convenir aux 65-74 ans. Est-ce une bonne idée ?
Je n’ai pas assez d’informations pour répondre par oui ou par non. Une chose est sûre : c’est plus facile pour un médecin généraliste de s’organiser avec un vaccin monodose que multidose, de le conserver dans son frigo et de vacciner au fil de l’eau. Nous voyons 100 patients par semaine, on peut sans problème en piquer la moitié. Sans contrainte, notre puissance de vaccination peut monter à plus de deux millions de Français piqués par semaine. Aujourd’hui, notre cible vaccinale est très étroite et les doses arrivent au compte-gouttes (10 doses cette semaine par médecin volontaire, puis 20 à 30 hebdomadaires ensuite, selon la demande, N.D.L.R.). Sur trois ou quatre semaines, chaque généraliste est en mesure de vacciner entre 40 et 80 personnes. Ça ne va pas assez vite.
2,4 millions de personnes de plus de 75 ans vivent seules, certaines sont très isolées. Comment amener la vaccination à elles ?
Certains de ces patients ne peuvent pas prendre rendez-vous sur Internet. Moi, ce qui me semble le plus simple, ce serait de réserver dans chaque centre de vaccination un quota de doses que les médecins passeraient prendre avant chaque tournée à domicile. Au centre, le généraliste les inscrirait sur un registre puis une fois sur place, entrerait dans le système de traçabilité l’identité du patient et son accord, la réalisation de la consultation, de l’acte vaccinal et le numéro du lot.
« Vacciner ne réclame pas uniquement un médecin pour superviser et une infirmière pour piquer. Il faut gérer les rendez-vous, l’approvisionnement, le retour d’informations aux ARS »
En Meurthe-et-Moselle, des médecins et infirmiers libéraux ont avancé 8 000 euros de leurs poches pour faire tourner leur centre de vaccination. Est-ce un cas isolé ? Les soignants de ville sont-ils suffisamment accompagnés par les agences régionales de santé (ARS) ?
Je connais des cas similaires et c’est aussi ma situation. Je travaille dans une maison de santé et nous ouvrons un centre la semaine prochaine. Nous n’avons pas les fonds nécessaires. Vacciner ne réclame pas uniquement un médecin pour superviser et une infirmière pour piquer. Il faut gérer les rendez-vous, les agendas, l’approvisionnement, le retour d’informations aux ARS, etc. C’est du temps de travail salarié. Et sincèrement, nous n’avons pas, sur le terrain, les moyens de travailler correctement. Les médecins retraités sont rémunérés sous forme de vacation, je ne vois pas pourquoi les gestionnaires de centre ne seraient pas eux aussi payés pour leur contribution à l’effort vaccinal.
Les pharmaciens pourront prendre part à la stratégie vaccinale en mars, a annoncé le ministre de la Santé Olivier Véran. Cette idée ne plaît pas à tous les médecins, loin de là. Qu’en pense MG France ?
Tant que les vaccins ne sont pas en nombre suffisant, tant qu’il reste des patients vulnérables à repérer et à vacciner en priorité, c’est logique de ne pas multiplier le nombre de vaccinateurs. Cela n’apporte rien et entraîne de la confusion.
Je ne suis pas sûr que les pharmaciens aient le temps, l’espace et la logistique nécessaires. Quand la vaccination sera accessible à l’ensemble de la population de plus de 18 ans et que les doses suivront, nous en reparlerons. Quand le moment sera venu, MG France ne s’opposera pas à la vaccination en pharmacie. Mais nous n’en sommes pas là.
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