L’épargne accumulée pendant la pandémie va-t-elle nourrir, lorsque cette dernière sera jugulée, un mouvement de rattrapage du désir de consommer, poussant les prix à la hausse, s’interroge, dans sa chronique, Didier Saint-Georges, membre du comité d’investissement stratégique de Carmignac.
La création monétaire massive a réveillé le souvenir de la mise en garde du grand économiste Milton Friedman, pour qui si vous créez plus de monnaie, c’est autant de demande excédentaire que vous alimentez qui à terme fera monter les prix à la consommation.
Presque tout dans le monde des investissements dépend aujourd’hui de l’avenir de l’inflation : les taux d’intérêt, bien sûr, mais aussi les valorisations des marchés d’actions, et certainement le destin des quelque 18 000 milliards d’euros de dette souveraine à taux négatifs. Or, pour la première fois depuis plus de dix ans, cet avenir inquiète.
La dernière fois qu’une telle crainte avait préoccupé les investisseurs remonte à 2009, quand les grandes banques centrales avaient inauguré la pratique alors révolutionnaire du « Quantitative Easing » [« facilité monétaire »], consistant à soutenir l’activité économique non seulement en baissant les taux d’intérêt directeurs, mais aussi en imprimant de la monnaie pour racheter aux banques les emprunts d’Etat qu’elles détiennent.
Cette création monétaire massive avait alors réveillé le souvenir de la mise en garde du grand économiste américain Milton Friedman (1912-2006), pour qui, si vous créez plus de monnaie, c’est autant de demande excédentaire que vous alimentez qui à terme fera monter les prix à la consommation.
Après dix années de ce régime, non seulement l’inflation ne s’est pas envolée, mais elle a même continué de baisser, au point de faire craindre au contraire un risque cette fois de lente descente vers la déflation. L’argent créé, faute d’être véritablement introduit par le système bancaire dans les circuits économiques, est demeuré au niveau du système financier (les banques affaiblies et très surveillées n’avaient guère envie de prêter, et le secteur privé en général était plutôt sous la pression de se désendetter que d’emprunter davantage).
C’est donc principalement le prix des actifs financiers qui a profité de la manne en connaissant, lui, une forte inflation. Ce phénomène a accru au fil de la décennie l’ampleur des inégalités entre petits salariés et grands investisseurs, et a alimenté d’ailleurs une rébellion croissante contre cette logique de traitement d’un problème économique par la seule solution monétaire.
Abandon de l’orthodoxie budgétaire
Est arrivée dans ce contexte la syncope de l’activité économique en 2020. Les banques centrales ont de nouveau été à la manœuvre pour éviter le pire et les marchés financiers en ont de nouveau profité. Mais les gouvernements, avec la bénédiction des banques centrales, ont cette fois franchi le Rubicon : ils ont abandonné toute prétention à l’orthodoxie budgétaire et, au prix de déficits et de surendettement sans précédent, ont pris sur eux de subventionner directement le secteur privé mis à mal par les décisions de confinement.
La monnaie, toujours à l’origine fournie par les banques centrales, cette fois ne demeure plus dans le seul système financier mais a aussi trouvé le chemin de la trésorerie des entreprises et des épargnants (la perception de revenus, fussent-ils amoindris, sans plus guère d’occasions de les dépenser a fait bondir le taux d’épargne moyen des consommateurs, même si l’écart entre les extrêmes demeure immense).
Se posent dès lors deux questions.
La première est à relativement court terme : quand les économies rouvriront à la faveur d’une vaccination suffisamment large des populations, cette épargne ne permettra-t-elle pas de nourrir un mouvement de rattrapage du désir de consommer, poussant les prix à la hausse et finalement donnant raison à Milton Friedman ?
Cette perspective pourrait s’avérer d’autant plus spectaculaire que l’effet de base sera très puissant : imaginons que la consommation puisse reprendre à partir du second trimestre 2021, son rythme d’augmentation par rapport au printemps 2020 pourrait être explosif. Ce scénario est tout à fait plausible.
Mais il sera probablement de courte durée : non seulement la faiblesse de la situation de l’emploi et la persistance probable d’une inquiétude générale risquent de tempérer la liquidation de l’épargne, mais aussi, plus fondamentalement, la consommation « en attente » est celle de services (ce qui d’ailleurs fait de cette récession un cas radicalement différent des récessions classiques). Or l’essentiel des services non consommés ne se rattrape pas (nous n’irons pas deux fois plus chez le coiffeur à l’avenir…).
La question à plus long terme est beaucoup plus redoutable. L’engagement des gouvernements en 2020 pourrait être perçu comme le pendant du changement de régime qu’avait inauguré il y a quarante ans l’ère « Reagan-Thatcher » de retrait de l’Etat, de diminution des impôts, des réglementations et, en l’espèce, de l’inflation. La vraisemblance de cette possibilité est très clairement renforcée par le changement de dirigeants qui vient finalement d’être acté à Washington.
L’administration Biden, et tout particulièrement en son sein Janet Yellen, dans la fonction essentielle sur ce sujet de secrétaire au Trésor, s’est engagée sur un programme visant précisément à réduire les inégalités en redistribuant la richesse vers les salaires par le biais, entre autres, de la fiscalité. L’engagement vers une économie plus verte est aussi très fort et certainement tout autant justifié, mais il est aussi potentiellement inflationniste cette fois-ci non par augmentation de la demande, mais par augmentation des coûts. L’ombre d’une revanche sur « Wall Street » se profilerait-elle ?
Une tendance déflationniste de quarante ans (ou même de dix ans, si on ne souhaite remonter qu’à 2009) ne s’inversera pas en un jour. Les forces déflationnistes de la technologie, de la démographie, du surendettement demeurent puissantes. Rome n’a pas changé de régime immédiatement après que les troupes de César eurent franchi le fleuve.
Mais le retour en arrière des gouvernements après leur abandon de l’orthodoxie budgétaire en 2020 sera difficile dans le contexte d’une pression populaire devenue très forte. Les marchés pourraient commencer dès cette année à anticiper un changement de régime qui s’orienterait vers plus de croissance mais moins de marges et de libertés pour les entreprises, plus de revenus mais plus d’inflation pour les salariés. Et certainement plus de complexité pour les épargnants.
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