La terrible méfiance vis-à-vis des élites
Pour le député MoDem, Jean-Louis Bourlanges savoir et expérience étant contestés, le débat public sombre de plus en plus dans l’irrationnel (interview dans l’Opinion)
Le fossé qui sépare les gouvernants et les Français ne cesse de se creuser. La crise sanitaire semble l’approfondir encore. Comment est-on arrivé à cette quasi-rupture ?
Le « modèle rationalisateur », qui définissait la Ve République par un effort de développement rationnel de l’action publique, est en pleine crise. Il avait été très bien décrit par Georges Lavau, qui fut l’un de mes maîtres à Sciences Po. Il reste certes le modèle des élites traditionnelles et de la haute fonction publique, mais le savoir, le raisonnement, le devoir de cohérence sont désormais ressentis comme des instruments de domination et de répression. « On nous demande de plus en plus d’efforts », soupirent les Français. Ce à quoi la classe dirigeante répond : « On ne peut plus rien faire dans ce pays. » Cette crise est couplée à la désillusion du progrès, à la conviction que l’avenir sera moins prometteur que le passé. Au cours des quarante dernières années, la fin de l’exode rural et la stabilisation en nombre des classes moyennes-supérieures ont figé la société et bloqué l’ascenseur social. La lutte des classes, ou des castes, a pris le pas sur l’ambition d’une promotion collective.
Les Français rendent-ils leurs élites totalement responsables de cette fin du progrès et de l’ascenseur social ?
Ils mettent profondément en cause toute forme de hiérarchie. Les mœurs évoluent, l’éducation se développe, le savoir moyen aussi mais sans s’accompagner d’une véritable maîtrise des enjeux sociaux, politiques ou même techniques. Le développement des connaissances générales, combiné à une absence de débouchés, produit une société de « demi-habiles », pour parler comme Pascal, capables de tout contester mais peu soucieux de dégager des solutions réalistes. Cette explosion du savoir s’accompagne d’un renouvellement si rapide des connaissances et des techniques que l’équilibre traditionnel des générations s’en trouve bouleversé. « Si vieillesse savait, si jeunesse pouvait » : voilà le nouvel adage qui définit les rapports entre les générations ! L’homme d’expérience n’a plus d’autorité. Dans ce contexte, le développement du complotisme et l’irrationalité du débat public explosent. Les événements du Capitole nous montrent qu’un nombre croissant de gens vivent désormais dans un monde parallèle. Il suffisait d’ailleurs d’écouter Trump depuis des années pour constater que ses discours n’ont plus aucun rapport avec la vérité. Dans le climat relativiste actuel, celle-ci n’est même plus une valeur.
«La gauche s’est trouvée prise dans un double mouvement de libéralisme culturel et de ressentiment social. On ne s’y bat plus pour la conquête du pouvoir, on y exalte la haine de classe»
A quand faites-vous remonter cette évolution ?
Parmi les causes, je relèverai l’effondrement des deux religions qui dominaient le débat il y a cinquante ans, le christianisme et le communisme, l’un et l’autre porteurs de sociétés extrêmement hiérarchisées. Les OS étaient à la base de la pyramide communiste. Celle-ci était encadrée par les corps intermédiaires que constituaient les ouvriers de la métallurgie et les contremaîtres, et elle était dirigée par les cadres, les intellectuels et les enseignants du parti. Tout cela reposait sur une vision extrêmement ordonnée du monde, sur une idéologie du progrès et sur la foi dans « les lendemains qui chantent ». Avec l’effondrement du communisme, la gauche s’est trouvée prise dans un double mouvement de libéralisme culturel et de ressentiment social. On ne s’y bat plus pour la conquête du pouvoir, on y exalte la haine de classe, l’hostilité à « ceux d’en haut ». La droite, devenue païenne, à la fois anarchiste et populiste, a connu une évolution comparable. L’encadrement d’un peuple fidèle, respectueux et docile, était assuré par l’Eglise, le patronat, l’armée, les maîtres et les juges. Cette société de soumission a volé en éclats et a fait place à ce que Tavoillot appelle un « peuple-roi », un peuple simultanément autoritaire et réfractaire à toutes les tutelles, puisant dans le rejet des hiérarchies intermédiaires une culture hyperindividualiste et agressivement despotique. Il s’agit là d’une tendance lourde, renforcée par le pseudo-égalitarisme du numérique et qui est en passe d’emporter ce qui reste de démocratie représentative.
Vivons-nous toujours les conséquences de ces bouleversements ?
Oui car ces structures n’ont été remplacées par rien. Il ne reste qu’une société sans corps intermédiaires, des Français qui ne croient plus au rôle du Parlement. Le peuple se méfie des élites et les dirigeants rasent les murs. Ils font des lois, faute de pouvoir vraiment changer les choses. L’opposition se réfugie dans l’anathème et le dogmatisme. L’avenir, pas plus que le soleil et la mort, ne peut se regarder en face.
Comment gouverner dans ce chaos ?
On voit bien le dilemme pour Emmanuel Macron. Il peut tenter de recomposer une société politique idéologiquement diversifiée quitte à renoncer à son omnipotence au profit d’un Parlement relégitimé par la proportionnelle. Il peut à l’inverse laisser libre cours à ses tentations néo-bonapartistes et, à l’aide de quelques gadgets pseudo-citoyens, continuer d’exercer sur un peuple atomisé et nivelé un pouvoir de moins en moins partagé, mais de plus en plus guetté par l’impuissance.
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