La soutenabilité environnementale de la politique monétaire

La soutenabilité environnementale de la politique monétaire

Jézabel Couppey-Soubeyran, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (*) explique comment la BCE pourrait verdir sa politique monétaire. (Chronique dans the conversation))

 

D’ici juin 2021, la Banque centrale européenne (BCE) prendra les décisions de sa révision stratégique. Elle devrait alors annoncer des mesures de réorientation de son cadre de politique monétaire. La soutenabilité environnementale en fera partie. L’heure des décisions approche ; la BCE saura-t-elle, pour aider à parer à la crise climatique, se montrer aussi réactive et flexible que face à la crise sanitaire actuelle ? Au-delà des discours prononcés ces derniers mois, notamment par la directrice générale Christine Lagarde, qui laissent entendre que la BCE va verdir son action, les décisions iront-elles au-delà de tout petits pas ?

Le risque climatique est depuis quelques années dans le viseur des banques centrales, sous l’angle des risques financiers qu’il induit. Depuis 2015, banques centrales et superviseurs ont constitué un réseau (NGFS) dans lequel sont réalisés des travaux pour en guider l’estimation. Si l’approche est louable, elle comporte cependant un risque d’enlisement dans des travaux débouchant au mieux sur des instruments d’alerte tels que les stress tests climatiques.

Dans deux notes publiées le 2 décembre dernier dans un dossier intitulé « La BCE à l’heure des décisions », le think tank Institut Veblen pointe les sources du blocage et appelle la BCE à affirmer un « quoi qu’il en coûte » climatique, en montrant toute une panoplie de mesures monétaires qui pourraient être adoptées dans ce sens. Certaines exigent une modification des statuts de la BCE, mais d’autres peuvent être adoptées dès aujourd’hui.

Les traités ne sont pas un obstacle

Il faut d’abord noter que le mandat de la BCE ne lui interdit pas d’orienter sa politique monétaire vers l’atténuation du risque climatique, bien au contraire. L’article 127 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne fait attendre du Système européen de banques centrales (le SEBC, composé de la BCE et des 27 banques centrales nationales) qu’il « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, dès lors que cela ne porte pas préjudice à l’objectif de stabilité des prix ».

Or, l’objectif de l’UE est d’atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050. En vertu de son mandat, la BCE devrait donc contribuer à cet objectif. Le fait-elle ? Pour le moment, elle n’a pas adopté de démarche active de contribution à la transition écologique. Les représentants de la BCE ont souvent invoqué leur doctrine de « neutralité monétaire » pour justifier de ne pas privilégier certains actifs (en l’occurrence, les plus « verts ») ou de ne pas en exclure dans les programmes d’achats d’actifs ou encore dans les collatéraux acceptés en garanties dans les opérations de refinancement des banques.

Cette justification sonne de plus en plus comme un mauvais prétexte, dans la mesure où, depuis la gestion de crise financière, et plus encore depuis la crise sanitaire, les actifs souverains sont bel et bien privilégiés dans les programmes d’achats d’actifs, ce qui ne permet plus de parler d’approche non sélective.

De plus, l’ampleur des programmes d’achats d’actifs que la BCE a commencé à mener en 2015, dans le cadre de sa politique monétaire non conventionnelle, pour gérer les conséquences de la crise financière de 2007-2008, puis à intensifier, à l’instar des autres grandes banques centrales, pour faire face à la crise sanitaire à partir de mars 2020, l’ont transformé en une véritable teneur du marché, voire même en faiseur de marché (« market maker »).

À fin novembre 2020, les 3 800 milliards d’euros de titres détenus dans le cadre de ces programmes de la BCE en faisaient un très gros investisseur, avec un portefeuille plus de deux fois supérieur à celui du GPIF japonais qui est le plus gros fonds de pension au monde ! Avec un tel poids, la BCE ne va plus pouvoir très longtemps ignorer les principes de la responsabilité environnementale.

Comment s’inquiéter d’un côté que les banques européennes continuent de financer les secteurs et projets les plus intensifs en émission des gaz à effets de serre par les banques européennes, et continuer de présenter elle-même un portefeuille trop carboné ? Sa conversion en la matière aurait une importante valeur de signal et contribuerait à l’alignement des flux financiers sur une trajectoire plus compatible avec les objectifs climatiques et environnementaux de l’Union.

À l’inverse, quand la BCE effectue ses achats d’actifs publics et privés sur les marchés obligataires en restant totalement aveugle à leur empreinte carbone, ses achats bénéficient fatalement plus à des entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre, ou du secteur des énergies fossiles, qu’à celles qui le sont moins. En ne rectifiant pas le tir, la BCE retardera l’objectif de neutralité climatique de l’Union.

C’est donc en ne s’engageant pas plus avant dans une action d’atténuation du risque climatique que la BCE enfreindrait son mandat. Sans compter qu’une crise climatique produirait inévitablement une instabilité monétaire, économique, et financière potentiellement irrémédiable.

Un nuancier de mesure

 

Sous un angle ou sous un autre, la soutenabilité environnementale constitue donc bien un objectif pour la BCE. L’existence implicite de cet objectif dans l’article 127 n’ayant toutefois pas suffi pour que l’institution contribue activement à la transition écologique, sans doute faudra-t-il l’expliciter. Confier un rôle à la BCE dans le pacte vert de l’Union européenne (Green deal) ou inscrire formellement la notion de soutenabilité environnementale dans l’article 127 favoriserait l’orientation de la politique monétaire vers la transition écologique. Cela n’amenderait que très à la marge son cadre institutionnel.

Quoi qu’il en soit, il existe un assez large nuancier d’options opérationnelles possibles pour « verdir » la politique monétaire :

  • Tout un ensemble d’options « vert clair », consistant, par exemple, à verdir les refinancements en y intégrant un surcoût climatique (MRO vert), en faisant en sorte que les collatéraux acceptés soient alignés sur des trajectoires suffisamment bas carbone (collatéraux verts), en conditionnant les refinancement des banques à l’encours de financements verts qu’elles octroient (TLTRO verts), ou à verdir les achats de titres privés (QE vert responsable). Toutes ces options sont réalisables dans le cadre institutionnel actuel ou restent fidèles à son esprit. Elles ont en commun de ne pas impliquer directement la banque centrale dans le financement de la transition écologique et, de ce fait, lui feraient exercer un rôle certes plus actif qu’actuellement mais limité.
  • La plus vive des options « vert clair » serait un programme d’achats d’actifs publics émis pour financer des investissements climats, la seule dans ce premier ensemble à « faciliter » l’investissement public dans la transition, sans cependant le financer directement.
  • Une autre option, celle « vert vif », consisterait à monétiser des dépenses publiques nécessaires à la transition écologique. La banque centrale participerait alors directement au financement de la transition écologique. Son pouvoir de création monétaire serait mis au service de la collectivité et permettrait de réaliser les investissements dont le rendement insuffisant ou à trop long terme rend inenvisageable un financement privé. C’est l’option qui combinerait le mieux politique monétaire, politique budgétaire et politique prudentielle dans un policy-mix vert. Seule cette option assurerait, en effet, un financement qui préserverait les finances publiques et, parce qu’il n’alimenterait pas la dette, préserverait aussi la stabilité financière, dans le même sens que la politique prudentielle. Mais c’est aussi l’option exigeant le plus de changements sur le plan institutionnel, donc forcément celle qui suscitera le plus d’oppositions.

Pour avancer vers le « vert vif », il faudra probablement passer d’abord par les nuances du « vert clair », moins pour des raisons de fond qu’au vu des blocages institutionnels et politiques qui ne sont pas aisés à lever. Toutes ces options ne sont en tout cas pas exclusives les unes des autres. Même si face à l’urgence écologique, les petits pas ne suffiront pas.

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Par Jézabel Couppey-Soubeyran, Maître de conférences en économie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Wojtek Kalinowski, sociologue et directeur de l’Institut Veblen, a co-rédigé cet article.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 

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