« La problématique du complotisme »

 « La problématique du complotisme »

Dans une tribune au « Monde », la sociologue Eva Illouz, Directrice d’études à l’EHESS, traite la problématique du complotisme .

 Tribune

 

Un habitant de l’Etat du Montana récemment interviewé par National Public Radio (NPR), réseau américain de radiodiffusion de service public, s’exprimait ainsi : « Ce sont des mensonges. Il y a beaucoup de preuves que la “pandémie” due au coronavirus est liée à la Chine communiste. Ils sont en train d’essayer d’imposer le marxisme communiste dans notre pays. »

Dans ces quelques phrases se trouvent résumées presque toutes les caractéristiques de la pensée complotiste : déni de la réalité telle qu’elle est établie par le consensus scientifique ou politique ; perception de la présence malfaisante d’une entité étrangère au sein du pays (ici, la Chine) ; affirmation que cette entité manipule la réalité, répand des mensonges et a pour but ultime le contrôle de la nation ; conviction que cette entité est d’autant plus puissante qu’elle est secrète et invisible.

Chimère cohérente et argumentée

La théorie du complot a donc ici une vocation justicière : elle se propose de dénoncer les manipulations et les mensonges proférés par des autorités (sanitaires, médiatiques, économiques, politiques) et de dévoiler une réalité cachée, celle du vrai pouvoir. Ce récit vise à mettre au jour le pouvoir mondial d’un groupe (les juifs ; la finance internationale) ou d’une personne (les Clinton ; George Soros ; Bill Gates) qui menace la nation ou le peuple : le complotisme se veut donc un contre-pouvoir. Dans ce sens, il a une affinité à la fois avec l’extrême gauche, qui dénonce le pouvoir insidieux des élites, et l’extrême droite, qui

Même si le complotisme est une forme de pensée magique ou d’hallucination collective, il ne ressort pas du mensonge : il est au contraire une parole de conviction et relève de l’ignorance. L’historien des sciences Robert Proctor et le linguiste Iain Boal ont proposé, sous le nom d’« agnotologie », d’étudier l’ignorance comme fait social. Le complotisme en fait partie, mais avec une nuance importante. Si l’ignorance se définit par l’absence d’un savoir (par exemple 62 % d’Américains interrogés ne pouvaient pas nommer les trois branches du gouvernement de leur pays), le complotisme se présente au contraire comme un savoir privilégié, une chimère cohérente et argumentée.

Plus réservée aux religions

En tant que telle, la pensée complotiste n’est pas nouvelle. L’antijudaïsme médiéval prenait lui aussi la forme de grands délires complotistes, imaginant par exemple que les juifs buvaient le sang des enfants chrétiens pour préparer la matza, le pain azyme consommé à Pâques (le mot « cabale » est un exemple de cet imaginaire à la fois complotiste et antijuif). Mais la pensée complotiste moderne n’est plus réservée aux religions ; elle est en passe de devenir un des discours centraux de notre espace public. En 2014, NPR révélait que la moitié des Américains croyaient au moins en une théorie complotiste. Plus récemment, il est apparu que 70 % de l’électorat républicain pense que les élections ont été frauduleuses. Le groupe QAnon, qui n’a pas été désavoué par Donald Trump et compte même parmi ses plus fidèles adhérents, diffuse l’idée qu’un culte satanique de pédophiles contrôle le monde. L’annonce finale de la victoire de Joe Biden a été vue par le président et son équipe comme un vaste complot fomenté par les démocrates, les industries pharmaceutiques, la Fondation Clinton et le milliardaire George Soros. Cela aura des incidences graves sur la perception de la légitimité du président élu.

 

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