Schumpeter revu par Albion et analysé par Bertrand Jacquillat ,vice-président du Cercle des économistes ,senior advisor de J. de Demandolx Gestion dans l’Opinion
« Le Roi est mort, vive le Roi ». Cette expression de la fin du Moyen-Age qui signifie « l’ancien Roi est mort, vive le nouveau Roi » inspire le titre de cette chronique. Philippe Aghion a repris le flambeau laissé en jachère par Joseph Schumpeter. A quelque soixante ans d’intervalle, tous deux furent professeurs d’économie à Harvard, le premier étant né quelques années seulement après la mort de son lointain prédécesseur.
Ce ne sont pas ces informations de nature biométrique qui suffisent à les rapprocher, mais leur domaine commun de recherche et la filiation intellectuelle du Français à l’égard de l’Autrichien. Ce sont deux économistes hors normes qui mettent toute leur énergie et leur talent à la compréhension du monde à l’aide d’une grille de lecture très parcimonieuse, l’innovation et la destruction créatrice.
Ces deux concepts désignent le processus continuellement à l’œuvre dans les économies, et qui voit se produire de façon simultanée la disparition de secteurs économiques et d’entreprises conjointement à l’apparition de nouvelles activités économiques et de nouvelles entreprises portées par des entrepreneurs. Cette filiation est revendiquée par Philippe Aghion dont les travaux sont regroupés sous la double dénomination de « modèle de croissance par destruction créatrice » et de « modèle de croissance schumpetérien ».
Enigmes ontologiques. Un modèle ou un paradigme en économie se juge par sa capacité à éclairer certains phénomènes, pour mieux les comprendre. De ce seul point de vue, l’œuvre de Philippe Aghion apporte aussi bien des réponses à des énigmes quasi ontologiques, comme celle du décollage économique après des millénaires de stagnation séculaire (pourquoi ce phénomène s’est-il produit en 1820, et pourquoi en Grande-Bretagne et en France et non pas en Chine ?) qu’à d’importantes questions sociétales auxquelles le monde contemporain est confronté : la mondialisation, les vagues technologiques et leur impact sur l’emploi, la transition énergétique, etc.
Outre qu’elle n’accroît pas nécessairement l’inégalité globale proprement mesurée, l’innovation encourage la mobilité sociale et stimule la croissance de la productivité
Ce faisant, Aghion tord le cou à nombre d’idées reçues, comme on pourra s’en rendre compte à la lecture de son ouvrage avec Cécile Antonin et Simon Bunel Le pouvoir de la destruction créatrice. Celui-ci regroupe ses leçons au Collège de France, il est l’aboutissement de ses travaux de recherche qu’il commença en 1987 avec Peter Howitt, son complice et collègue de l’époque au MIT, et dont la collaboration accoucha au siècle dernier d’un ouvrage monumental sur la croissance endogène.
Son modèle de croissance par destruction créatrice s’inspire de trois idées émises par Schumpeter, mais que celui-ci n’avait jamais pu modéliser, ni tester, parce que le savoir économique cumulatif de l’époque était trop peu avancé pour ce faire. La première idée, c’est que l’innovation et la diffusion du savoir sont au cœur du processus de croissance. Ceci fait écho à la conclusion d’un autre théoricien de la croissance, Robert Solow, dont le modèle néoclassique fondé sur l’accumulation du capital se heurtait au phénomène des rendements décroissants. Il ne pouvait donc y avoir de croissance à long terme sans progrès technique, comme l’avait pressenti Jean Fourastié.
Droits de propriété. La deuxième idée, c’est l’importance des institutions, à commencer par les droits de propriété pour protéger les rentes de l’innovation, et plus généralement pour inciter à l’innovation, sans pour autant faire obstacle à l’arrivée de nouveaux innovateurs. Difficile équilibre à établir, mais qui a plusieurs conséquences. Ainsi, l’innovation contribue à l’augmentation de l’inégalité au sommet. C’est le fameux accroissement de la part des revenus et des patrimoines dans l’ensemble de la population des 0,1 % les plus riches constatée depuis les années 1980, notamment aux Etats-Unis.
Outre qu’elle n’accroît pas nécessairement l’inégalité globale proprement mesurée, l’innovation n’en possède pas moins plusieurs vertus. Elle encourage la mobilité sociale, surtout lorsque celle-ci est liée à l’entrée de nouveaux entrepreneurs sur le marché motivés par la perspective de rentes de monopole, et par ailleurs elle stimule la croissance de la productivité.
Il y a en quelque sorte une bonne inégalité, c’est celle de Bill Gates (Microsoft) ou de Steve Jobs (Apple) et une mauvaise inégalité, celle de Carlos Slim, dont la fortune provient de la privatisation sans régulation de la société de télécommunications mexicaine Telmex, ou celle aussi mal acquise des oligarques russes.
La république de Venise, première Cité-Etat d’Europe, a semé les germes de sa décadence au XVIIe siècle lorsqu’elle décida de placer les privilèges de ses élites au-dessus des entreprises de ses innovateurs
D’où la troisième idée, ce sont les bienfaits de la concurrence qui permet à la destruction créatrice d’opérer, pour lutter contre les barrières à l’entrée érigées par les entreprises et gouvernements en place pour contrer le processus de destruction créatrice. Ainsi la république de Venise, première Cité-Etat d’Europe, a semé les germes de sa décadence au XVIIe siècle lorsqu’elle décida de placer les privilèges de ses élites au-dessus des entreprises de ses innovateurs. Les innovations font de la destruction créatrice le moteur du capitalisme, avec un conflit permanent entre l’ancien et le nouveau.
Levier fiscal. Les solutions préconisées par Aghion pour faciliter au mieux ce passage de témoin permanent vont à l’encontre de bien des idées reçues. Ainsi, face à la montée des inégalités, Aghion dénonce la fausse solution de l’emploi inconditionnel du levier fiscal, toujours avec justifications empiriques à l’appui, issues de ses propres travaux ou de ceux auprès desquels il a fait école. Pour surmonter les craintes qu’ont certains d’une stagnation séculaire des économies occidentales due à une certaine anémie de la concurrence, Aghion recommande que les organismes antitrust revoient leur critère d’appréciation du bien-fondé des fusions et acquisitions quant à leur seul impact sur les prix, en prenant davantage en compte la dynamique concurrentielle.
Tout en vantant les mérites de la destruction créatrice comme force motrice de la croissance, Schumpeter s’était montré très pessimiste sur l’avenir du capitalisme dont il prévoyait la disparition pure et simple, à la suite de l’élimination des entreprises de taille moyenne par les conglomérats. Ce n’est manifestement pas la thèse d’Aghion. Certes, « le capitalisme est un cheval fougueux : il peut facilement s’emballer, échappant à tout contrôle. Mais si on lui tient fermement les rênes, alors il va où l’on veut ».
Plutôt que de vouloir dépasser le capitalisme qui génère effectivement des risques et des bouleversements, il convient de pouvoir contrôler, orienter, réguler ceux-ci par l’action intelligente de l’Etat et l’intervention active de la société civile, tout en préservant le pouvoir de la destruction créatrice à générer de la croissance. Car c’est bien la destruction créatrice qui a hissé nos sociétés à des niveaux de prospérité inimaginables il y a à peine deux cents ans.
Bertrand Jacquillat est vice-président du Cercle des économistes et senior advisor de J. de Demandolx Gestion.
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